(Frère du cinéaste Djibrill Diop Mambety)
Conversation avec Rosa Spaliviero / Paris – 16 février 2019
Rosa : La première fois qu’Armin Kane nous a amenés dans ce quartier, on s’est dit : c’est quoi ce délire ? C’est vrai que c’est un quartier très particulier, mais plus on creuse, plus on y trouve des trésors, des histoires cachées absolument magnifiques. J’ai interviewé Moussa Sen Absa, parce que tu m’avais parlé de cette chanson sur le thioker (la perdrix) qui est le point de départ de son film. Il m’a parlé beaucoup de l’aspect mystique de Niaye Thiokers, de toutes les vibrations… il m’a dit : là où se trouve le Génie, féconde la création. Donc, il a évoqué toute la relation entre les vibrations de ce lieu et les artistes qui y ont travaillé. Cheikh Ndiaye aussi je l’ai interviewé, il a passé son adolescence à Niaye Thiokers. On va faire une publication quand même importante avec la maison d’édition Vives Voix que tu connais bien. Ghaël Samb et Vydia Tamby sont très enthousiastes du projet.
Wasis Diop : C’est marrant, parce que chacun de nous va sûrement te donner une version différente, des fois opposée, et c’est ça qui est intéressant, je crois. Parce qu’on est tous un peu des témoins, et chaque témoin raconte une histoire de son vécu, de sa famille, de son expérience personnelle, ou alors de ce qu’il aura pu recueillir des rumeurs. C’est pour ça que c’est intéressant dans un projet comme ça d’avoir différents points de vue, mais il ne faudrait pas essayer de les mettre d’accord, parce qu’en réalité tout ça est vrai. Ça me rappelle d’ailleurs un film de Kurosawa qui s’appelait Les Bas-fonds, où il s’était passé quelque chose, et il y avait trois témoins et trois histoires du film. Ce que je trouve passionnant.
Alors je sais pas ce que Moussa a pu dire, mais pour moi, Niaye Thiokers c’était les bas-fonds, parce que toute grande ville, que ce soit Dakar ou ailleurs, chaque ville lumière qui a été habitée par des gens très représentatifs, des gens qui ont une grande culture, ça crée forcément un bas-fond quelque part. Le bas-fond, c’est l’endroit un peu no mans land. C’est l’endroit où il se passe des choses dans l’obscurité. D’ailleurs, Djibril qui aimait beaucoup, à travers ces histoires, les vraies histoires de Dakar et les vrais endroits de Dakar, tournait souvent à Niaye Thiokers… Parce que d’abord, c’était un endroit incroyablement bien conservé, ses endroits, ses rues (si on peut parler de rues) sont intactes. Et même s’il y a eu des bâtiments depuis, c’est toujours un trou absolument incroyable où on peut vraiment se perdre tellement c’est compliqué de se diriger. Avoir rendez-vous avec Niaye Thiokers, c’est pas évident ! Peut-être qu’à l’ère du portable c’est devenu plus facile, mais moi je me rappelle : impossible de savoir où on est à Niaye Thiokers… Mais aussi, quand je dis que c’est un bas-fond, c’est là où il y avait les premières prostituées de Dakar. Ces prostituées ne pouvaient pas être ailleurs, parce que Niaye Thiokers, ça ressemble à un trou abandonné… mais ce n’est pas vraiment un abandon, c’est un endroit… là je rejoins Moussa quand il parle de mystère… parce qu’il faut pas oublier que le grand Océan Atlantique est juste derrière : il y a cette plage qu’on appelait Kusum, très très célèbre, et au-delà, c’est à la périphérie de Niaye Thiokers où il y a eu le premier abattoir. Les abattoirs c’était quelque chose aussi : parce que c’est le sang, c’est aussi les tanneurs, c’est aussi les mauvaises odeurs, en fait, tout ce qu’une ville comme Dakar ne voulait pas voir ne voulait pas regarder.
Je sais pas si à la lumière de tout ce qu’on t’a dit sur Niaye Thiokers tu retrouves quelque chose qui était déjà dit, mais pour moi, c’est un endroit redouté, c’est un endroit où on n’allait pas. Quand tu allais à Dakar et que tu habitais dans les faubourgs de Dakar comme Colobane tu ne passais jamais par Niaye Thiokers pour arriver en ville… parce que tu craignais… parce que tu sais pas vraiment où tu es, parce que tu es dans les bas-fonds de Dakar. À Niaye Thiokers il y avait les premières maisons où s’étaient installées des putes, et il y avait la queue dehors… C’est pour ça que je parle des bas-fonds : c’est vraiment le cœur de nos vies qu’on ne veut pas voir… Ce qui est un trésor précieux c’est ce revers de nous-mêmes. Et cette image est restée, parce qu’il y a eu beaucoup de projets depuis pour construire des choses, et ils ne vont pas jusqu’au bout… C’est un endroit ténu, je dirais…
Rosa : Et il y a aussi la relation au cinéma, au-delà du fait que Niaye Thiokers était le décor de films de Djibril, ou de Moussa Sene Absa, il y avait aussi le cinéma EL Malik qui était d’abord le cinéma Sandaga, et puis le cinéma Corona. Donc il y avait ces deux cinémas à une distance très rapprochée, qui étaient aussi des lieux à la fois de divertissement, mais à la fois de danger… quand Moussa m’a raconté son premier souvenir de cinéma, il m’a dit : on m’avait offert une chaîne avec un petit pendentif en forme de révolver, et quand je suis arrivé au cinéma El Malik, on m’a volé cette chaîne… Il ne m’a pas parlé de film ou de quoi que ce soit… J’aimerais savoir aussi ce que tu pourrais raconter sur l’histoire du cinéma de Niaye Thiokers?
Wasis Diop : C’était ça l’univers de Niaye Thiokers, parce qu’à l’époque quand on faisait du mal à quelqu’un à Dakar, on lui disait : « dem ka…. cinéma », c’était péjoratif, c’était une injure, c’est dire : « t’es un voyou ! » Ces deux cinémas finalement, c’était des endroits de voyous. Aller au cinéma était connoté : quand tu y vas, surtout dans ces cinémas-là, El Malik et Alhambra, c’est que tu fréquentes les voyous. Ce qui est incroyable, c’est que c’est toujours Niaye Thiokers, et c’est toujours cette espèce de barrière avec les Lébous… Dakar, c’était une ville de Lébous, il faut jamais l’oublier, et les Lébous ont une très très grande culture, aussi mystique… C’est une vraie civilisation où il y a de la morale et c’est une vraie cité avec des règles. Et donc, Niaye Thiokers a échappé aux règles de la cité Lébou.
C’est très très très intéressant ce projet. C’est bien d’exhumer cet endroit et d’en parler parce que personne n’en a jamais parlé, et pourtant cet endroit regorge de trésors, c’est à dire c’est vraiment un reflet de nous-mêmes. C’est vraiment Les Bas-fonds de Kurosawa, c’est des cinémas où il faut pas aller, c’est les voyous qui sont autour de ces cinémas, c’est des westerns comme ils jouent et les gens quand ils sortent de ces cinémas-là sont complètement subjugués par ce qu’ils ont vu… On adorait les films d’action surtout, ce qui marchait ce n’était pas des films à thèse, c’était des chevauchées fantastiques, la guerre entre le bien et le mal, et donc, on ne sortait pas indemne de cette dualité, de ces luttes entre le bien et le mal… et évidemment, chacun choisissait son camp. Ça, c’est aussi l’histoire des salles de cinéma dont tu parles. Il était très aisé d’aller dans les autres cinémas au Grand Dakar ou à Gueule Tapée où il y avait le cinéma Pax, mais c’était un peu plus pacifié. Mais… Niaye Thiokers, c’était un trou rebelle, de films d’action, parce que c’est là où on apprenait le Monde, c’est là où les langues se déliaient, là, il n’y avait pas de lumière : pas une lueur de lumière à Niaye Thiokers : c’était un trou noir. Complètement noir… En même temps, ça n’a pas beaucoup changé… Et ce qui est étonnant aujourd’hui c’est que le Palais de Justice a quand même déménagé à Niaye Thiokers. Ça, c’est quand même extraordinaire ! En tous cas, c’est dans la quête des mystiques de comprendre cet endroit-là… Et puis, il y a le camp Lat Dior qui est toujours là-bas…
Rosa : Et justement par rapport aux projets, j’ai entendu parler d’un projet qui se situait plutôt à Sandaga, un projet de musée à ciel ouvert : un lieu où des artistes pourraient exposer, qui soit à la fois une sauvegarde du patrimoine de la ville de Dakar. C’était un projet apparemment que Djibril Diop Mambety et Joe Ouakam avaient déposé auprès de la Présidence, mais qui n’a jamais pu naître…
Wasis Diop : J’ai encore dans mes archives quelques traces de ce projet et des courriers que Djibril avait envoyés à Abdou Diouf, des lettres qui sont maintenant en lambeaux, mais je pense que je peux les avoir encore… Et je crois que le dernier que j’ai eu, c’est Joe qui me l’a donné… donc, c’était un projet de Djibril, qui était évidemment soutenu par Joe, et qui forcément n’a eu aucun écho… C’était un projet extrêmement ambitieux, mais qui n’avait aucune chance d’aboutir — moi je le savais dès le départ — cet endroit appartient au lobby Mouride et il n’y a rien à faire avec ces gens, ils sont plus forts que nous… Les documents sont toujours là… Djibril voulait qu’on crée la Maison de l’Afrique, c’est comme ça qu’il l’avait appelée… Je me souviens, moi je lui ai dit : « Tu peux pas mettre ton énergie ailleurs que sur ce projet ? Ça ne marchera jamais ! »
Rosa : Moussa et Cheikh Ndiaye m’ont dit qu’ils sont très dépités par le Musée des Civilisations Noires, à la fois par le projet du bâtiment là où il se trouve, à la fois par l’exposition.. Ils sont très critiques, et tous les deux m’ont dit que pour eux, Niaye Thiokers pourrait être le Musée des civilisations noires, et donc c’est comme ça qu’ils ont fait référence à ce projet de Djibrill… Donc on est en plein dans l’actualité. J’en ai parlé aussi à Ngoné Fall qui m’a dit : remets tes pieds sur terre, arrête de rêver ! parce qu’évidemment ça me fait palpiter ces formes d’utopies… et l’utopie c’est pas seulement qu’un musée : puisque Dakar manque de verdure, c’est de faire un espèce de parc vert, un retour dans la niaye, dans la brousse, avec des haltes reliées à une histoire de Niaye Thiokers… il y a plusieurs artistes qui nous ont parlé de ça, de ce « musée à ciel ouvert/poumon vert de Dakar »… C’est ce qu’on va probablement faire en film d’animation : parce que l’animation permet l’utopie.
Wasis Diop : J’espère vraiment qu’il y aura un projet réfléchi, sérieux, intéressant à Niaye Thiokers…
Rosa : En fait, moi je me dis que puisque tu m’avais parlé de cette chanson du thioker, de la perdrix, on pourrait terminer en parlant de cette chanson, parce que le texte de cette chanson est d’une force incroyable, il y a évidemment la composition musicale, mais il y a aussi le texte et la poésie. Je pense que Niaye Thiokers a été son propre futur et qu’il y a des choses qu’il ne faut pas oublier. C’est un lieu invisible, comme tu disais : un bas-fond, un trou noir… On passe à Niaye Thiokers, on ne sait même pas que c’est Niaye Thiokers. Donc il faut qu’on lui donne une… âme, qui est l’âme de la ville de Dakar qui a disparu déjà.
Wasis Diop : Complètement, et qu’on ne retrouvera peut-être pas…
Rosa : Mais pour revenir au texte de cette chanson, ce qui m’a touché beaucoup au-delà de l’aspect conte, fable, c’est l’histoire du crocodile… et j’ai demandé à Moussa, mais qui est le crocodile ? Il m’a dit : le crocodile c’est celui qui va manger le thioker et le thioker c’est un symbole de liberté…
Wasis Diop : C’est un oiseau magnifique et mystérieux…
Rosa : C’est un oiseau royal dans la cosmogonie Lébou… et il me dit : le crocodile, c’est le capitalisme, l’impérialisme, c’est le colonialisme. Et je trouve que ça, c’est d’une force incroyable.
Wasis Diop : En tous cas… C’était le Plateau de Djibril dans Badou Boy et aussi dans Contras’City aussi. C’était son « plateau » naturel, chaque fois qu’il tournait à Dakar, tout naturellement il retournait à Niaye Thiokers, c’est un lieu de mémoire en fait, un vrai lieu de vie finalement, et la vie c’est souvent ce qu’on cache…