Mamadou Tako Kante : Chef de quartier de Niaye Thiokers

Conversation avec Jacques Faton, Armin Kane, Rosa Spaliviero, Marianne Senghor / Dakar – décembre 2015

Armin : Tonton, comme on l’a dit hier au téléphone, nous avons fait le tour de Niaye Thiokers, nous avons pris pas mal d’informations par rapport à notre première discussion. Au niveau du garage notamment, on voulait vous faire part de ce qu’ils nous ont dit à propos des questions que vous avez posées. Je laisse la parole à Rosa…

Rosa : Une première question, c’est au sujet du titre foncier, que signifie exactement ce terme de titre foncier ? Par exemple, le chef du garage des cars rapides nous a parlé d’un titre foncier qui appartient à la gare…

Mamadou Tako Kanté : C’est archi-faux ! Il y en a qui ont le permis d’occuper, il y en a qui ont des titres fonciers. On peut avoir un permis d’occuper et du jour au lendemain être déguerpi. Les titres fonciers, c’est autre chose : c’est une propriété qui vous appartient. Le permis d’occuper appartient à l’État, chaque fois que l’État a besoin, vous déguerpissez. Tous ceux qui habitent le quartier Niaye Thiokers ont des titres fonciers. Rarement on trouve une maison où il y a un permis d’occuper. Il y a trois ou quatre maisons qui appartiennent à ceux qui sont partis depuis plus de soixante-dix ans et qui ne sont pas revenus. Ils ont confié ces maisons à certaines personnes qui les occupent toujours. Quand il y a eu le premier déguerpissement, ils n’ont pas pu prouver que ces maisons étaient désaffectées. Mais nous qui avons des titres fonciers de nos parents que nous gardons toujours, à chaque fois que l’État le demande, nous les sortons. C’est une garantie. Même un permis d’occuper, c’est une garantie, parce que l’ancien Président Wade avait dit à un moment que tous ces permis d’occuper seraient transformés en titres fonciers. Voyez les Parcelles Assainies, les HLM, c’est tous des permis d’occuper, c’est pas des titres fonciers. Pour obtenir ces titres fonciers, il y a des démarches à faire.
À qui appartient ce garage-là ? C’est des gens qui sont venus s’installer tout simplement dans Dakar, vous avez vu les trottoirs sauvagement occupés par les ateliers. Ils vous disent qu’ils ont des titres fonciers là-bas ? Ces gens-là ne peuvent rien vous prouver.

Jacques : Des gens nous ont dit à la gare routière que de toute façon, ils avaient le droit de rester là. Ils parlaient d’un droit foncier que le chef de la gare a dans ses archives administratives et qui prouve qu’ils ont le droit de travailler dans Niaye Thiokers. Est-ce que les gens qui s’occupent de la gare ont signé un contrat avec l’État et sont propriétaires du terrain ?

Mamadou Tako Kanté : Là où est le garage, ça appartient à l’État du Sénégal. Tout le garage ! On a mis le garage là où il y avait le camp militaire, c’était des maisons d’habitations pour les gens de l’armée sénégalaise, il y avait des généraux, des colonels… Nous on connaissait leurs enfants parce qu’on jouait ensemble au football. Si demain c’est abandonné, ils vont quitter parce qu’ils n’ont pas de titres fonciers. C’est pas des habitants du quartier pour avoir un titre foncier. Un grand terrain comme ça en pleine ville pour les cars rapides. C’est n’importe quoi ! Mais bon, c’est leur version. Nous, on est né ici, on connaît tout ce qui se passe dans le quartier. L’État ne peut pas prendre les habitations des militaires pour les donner à des gens pour faire leurs garages là-bas. L’État a aménagé ça pour les cars Tata, cela s’appelait SOTRAC, une société de transports. Les grands bus maintenant il n’y en a plus, et les cars rapides se garent n’importe où, avant ils se garaient juste pour faire une pause, manger, nettoyer leur voiture…

Jacques : Et donc cette question des titres fonciers dépend toujours de ce passé dont vous nous parliez, après le départ des colons ?

Mamadou Tako Kanté : Certains Européens habitaient le quartier bien avant les indépendances, certains sont partis, ils ont laissé des maisons ici qu’ils ont confié à des gens. Mais quand il y a eu le premier déguerpissement et les dédommagements, ces gens-là ne pouvaient pas bénéficier de dédommagements, parce qu’ils n’avaient aucun papier à montrer comme quoi les maisons leur reviennent.

Jacques : Comment ça s’est passé ? Quelques familles ont récupéré des maisons, ils ont le droit de les occuper, mais ils n’ont pas les documents officiels qui leur permettent de passer chez le notaire…

Mamadou Tako Kanté : Une maison qui appartenait à une vieille dame qui est décédée, ses enfants et ses arrières petits- enfants sont venus, ils ont eu gain de cause, ils ont occupé la maison et finalement ils l’ont cassée… J’ai reçu une personne qui avait ses petites-filles en France, ils étaient tous plus âgés que moi, ils ont délégué quelqu’un qui est venu s’en occuper, ils ont amené des documents prouvant que cette maison leur appartenait…

Jacques : Donc là, la situation est réglée, mais dans d’autres cas, on ne sait toujours pas à qui réellement appartient la maison  ?

Mamadou Tako Kanté : Si on ne trouve personne, la maison revient à l’État. Là, à côté, c’est une maison qui appartenait à un entrepreneur, monsieur Riquiti, qui est parti depuis quatre-vingts ans. Cette maison était occupée par des gens. Quand finalement un de ses enfants est venu se présenter, ils ont dit : nous nous sommes là depuis quatre-vingts ans et personne n’a réclamé ce terrain. Il y avait déjà un client qui voulait acheter, avec à l’appui un titre foncier et un acte de vente. Les occupants sont venus me trouver pour me dire : voilà, ils veulent nous déguerpir, on va pas se laisser faire. Je leur ai dit : faites attention, même si vous faites cent ans quelque part, vous n’avez aucun papier pour prouver que la maison vous appartient, celui-là, il a ses papiers au moins, il est venu en tant que bon croyant, il a dit : voilà, vous occupez ce terrain illégalement, maintenant je l’ai acheté, voici le titre foncier. Ils sont allés au tribunal et ils n’ont pas eu gain de cause, on les a déguerpi finalement.

Jacques : Donc, ça continue à être un problème parce que certaines personnes surgissent avec des papiers, et mettent à la porte des gens qui habitent parfois depuis des années ici.

Mamadou Tako Kanté : Oui, ça ne vous donne pas le droit de dire que vous êtes propriétaire. Il faut justifier avec un papier.

Jacques : Une autre question que je voulais vous poser, c’est comment ça fonctionne entre vous, le chef de quartier, et les responsables de la gare du Garage Lat Dior et la Mairie ? Vous aviez parlé des doléances…

Mamadou Tako Kanté : C’est un cas qui nous dépasse en tant que chef de quartier. Si nous ne recevons aucun ordre du Maire ou des autorités, on peut rien faire. Il nous faut un appui. On n’a pas de contacts avec ce garage-là. Ils avaient un chef de gare, avec qui nous nous réunissions pour parler de certains problèmes, mais ce contact-là nous l’avons perdu depuis longtemps. Nous n’avons aucun rapport avec eux, à moins qu’il n’y ait le « Set Sétal » mouvement spontané où les gens du quartier passent une journée à le nettoyer bénévolement), la propreté du quartier et tout ça, nous les responsabilisons : vous êtes du quartier, on doit nettoyer le quartier. Et tous ils viennent et ils nous aident. À part ça, nous n’avons aucun rapport avec eux concernant les sites qu’ils occupent. C’est pas à nous de les déguerpir, il y a la Mairie qui est là, l’État qui est là, c’est à eux de faire le travail.

Jacques : Mais donc vous, vous recueillez quand même des doléances ?

Mamadou Tako Kanté : Chaque jour je reçois des doléances ! Vous savez, les délégués de quartier sont plus que fatigués… Ce sont des bagarres, ce sont des menaces, des histoires… On donne l’autorisation à chaque fois qu’il y a un problème dans une maison, de venir recueillir ce qui s’est passé dans cette maison. Certains délégués l’ont accepté, certains ne l’ont pas accepté. Moi je faisais partie de ceux qui l’ont pas accepté, parce que, en cas de conflit entre voisins, à chaque fois qu’on s’immisce, c’est tout le temps des problèmes… Je préfère qu’ils viennent me voir, les deux partis viennent me voir, j’essaye à mon niveau de trouver un compromis, si je n’arrive pas à trouver un compromis, c’est la police qui jouera son rôle de médiateur. Si au niveau de la police, on n’arrive pas à régler ce problème, on vous envoie au tribunal. Mais c’est d’abord le chef de quartier qui doit prendre ça en main. S’ils me trouvent pour me demander de départager, il m’est difficile de donner une vérité. À celui qui a tort on dit : attention, on va régler ça à l’amiable, vous avez tort, mais la bonne solution c’est de vous réconcilier, en étant d’accord sur un point : c’est que personne n’a raison… C’est ce qui se passe en général quand il y a des problèmes. Avant, je n’allais jamais à la police pour défendre un agresseur, mais un jour un gars, un homme de la police me dit : c’est pas votre devoir de juger les gens, vous êtes le premier magistrat du quartier, votre devoir c’est d’aller demander des doléances. Qu’on l’accorde ou non, vous avez fait votre devoir.

Rosa : Vous nous aviez parlé l’autre fois, qu’il y a six ou sept ans, il y avait eu des tensions et des accrochages entre la Mairie et les chefs de garage, et qu’il y a eu un déguerpissement…

Mamadou Tako Kanté : C’était ceux qui occupaient le trottoir illégalement. Ça ne fait pas plus de vingt jours, une avenue était illégalement occupée par des marchands ambulants, les piétons n’avaient pas où passer. La Mairie les a sommés de partir, ils ont refusé, la Mairie a été obligée de faire face à ces gens-là. Elle les a emmenés de force. Moi je trouve que la mairie est très tolérante. On leur trouve des sites où aller, ils refusent. Dakar est devenue une ville sans trottoirs !

Armin : Donc Tonton, si je comprends bien, le problème entre le garage et les habitants du quartier, c’est pas en fait le garage, mais ce sont les gens qui sont en dehors du garage et qui occupent la voie publique ?

Mamadou Tako Kanté : Oui, mais le garage a tout occupé aussi, ils garent n’importe où sur le trottoir ! Il y en a même qui cuisinent sur le trottoir, il y a des réparateurs un peu partout. Même la Mairie a condamné à plusieurs reprises, la Mairie essaye de trouver une solution, mais ces gens-là sont têtus. Ils refusent catégoriquement de partir.

Armin : Est-ce que la Marie aussi ne joue pas un double jeu ? Les gens qui occupent les trottoirs sont illégaux, et pourtant la Marie fait payer des patentes par exemple.

Mamadou Tako Kanté : Oui… mais il y en a qui sont pas en règle. Ceux qui sont en règle, ils payent des patentes, mais ceux qui se mettent par exemple devant certaines cantines, devant certaines boutiques, ces types-là, même s’ils n’occupent pas, c’est des marchands, ils circulent. Ils doivent payer des patentes. N’importe qui les paye. Vous circulez, vous vous arrêtez pour quinze ou vingt minutes quelque part, vous encombrez la circulation, vous encombrez le trottoir. C’est tout à fait normal, tous ces petits marchands que vous voyez circuler, ce qu’on leur demande : 100 francs ou 200 francs. Pas plus de 300 francs.

Armin : Le terrain là où se trouve le garage, il y avait quoi avant ?

Mamadou Tako Kanté : Les cars, les bus venaient, ils prenaient des passagers, ils partaient. Il y avait pas de garage. C’est réservé aux véhicules qui font le va-et-vient. Mais vous allez là-bas, vous trouvez des cars qui sont abandonnés, où des gens passent la nuit, où des gens dorment, où des gens font du n’importe quoi : ça devient des toilettes. Il y a même des agresseurs. Si nous parlons de ce coin-là, c’est parce que c’est le seul coin qui nous bouscule un peu dans ce quartier-là. Nous ne parlons pas du reste : vous avez vu que le quartier est très accueillant, très propre, les gens s’entendent, il y a de l’harmonie, il n’y a pas de problèmes entre nous. Mais ce n’est que le garage, et les cars rapides qui y viennent… combien de fois il y a eu des accidents mortels ? C’est des cars qui circulent sans freins, à chaque fois qu’ils prennent cette descente-là, ils dérapent, et tout le monde crie parce qu’il n’y a pas de freins ! De l’autre côté, c’est la même chose. C’est un garage où le gouvernement avait fait un décret pour qu’ils ne prennent plus ce lieu-là. Mais on n’y peut rien. On ne peut pas continuellement se battre avec ces gens-là, l’État n’a pas fait son travail, la Mairie n’a pas fait son travail. C’est tout.

Rosa : La structure de la gare, elle a été bien organisée à un moment ?

Mamadou Tako Kanté : Oui, quand il y avait un chef de garage, je ne sais pas s’il existe encore. Quand vous êtes allés, vous avez vu un chef de garage ?

Rosa : On a cherché, mais on n’a pas trouvé.

Mamadou Tako Kanté : Oui, donc il n’y en a plus…

Rosa : En fait le chef des cars rapides nous a parlé d’un chef de gare, et même un agent de la Mairie qui perçoit les tickets nous a parlé d’un chef de gare, et quand on lui a demandé le nom, il a dit je ne connais pas son nom.

Mamadou Tako Kanté : Non, c’est n’importe quoi là-bas, on vous raconte des histoires… Sinon le quartier n’est pas compliqué. Il y a des gens qui sont très compréhensifs, des gens qui veulent vivre en harmonie. On aurait souhaité que notre quartier soit le meilleur du Plateau, chacun se débrouille pour ça. Il faut qu’il y ait de la propreté, de la sécurité, c’est tout ce que nous cherchons…

Jacques : Je voulais aussi vous poser une question sur la capacité de résistance des habitants par rapport aux investisseurs immobiliers et au prix du terrain. Vous me disiez qu’il est possible que dans quelques années Niaye Thiokers n’existe plus parce que les terrains seront vendus par les fils, les petits-fils. Quel est votre sentiment par rapport à cette idée que Niaye Thiokers est finalement comme une enclave dans Dakar ?

Mamadou Tako Kanté : Du temps du premier Président, il a voulu en faire un musée d’art, la première tranche a été déguerpie. Ceux qui le voulaient ou ceux qui ne le voulaient pas ont accepté ce déguerpissement-là. Si l’État veut, on ne peut rien. J’ai peur que cela se renouvelle, parce que s’ils l’ont tenté une fois, il se peut qu’ils le tentent encore. C’est un quartier qui est au cœur du Plateau, qui n’est pas bien structuré, qui n’a pas ce qu’il faut : vous voyez comment les gens habitent, il faut des moyens…. S’ils veulent que le quartier se développe, que les gens construisent comme ils veulent, qu’ils mettent des moyens à disposition des propriétaires, qu’ils leur donnent une garantie. Une garantie c’est quoi ? C’est des titres fonciers.
Moi, si vous me demandez de faire quatre ou cinq étages, j’ai pas les moyens. Vous êtes l’État, vous avez une garantie : c’est mon titre foncier, le titre foncier vaut mieux que la maison.Si vraiment vous voulez nous aider, vous gardez mon titre foncier, vous construisez quatre ou cinq étages, deux étages vous reviennent directement pour récupérer la dette et vous nous donnez les deux premiers étages. C’est une proposition très facile que nous faisons.
Nous nous ne sommes pas salariés. Quand on donne de l’argent à un salarié, il ne peut pas vous échapper parce qu’on retient le montant à la source. Mais moi, si je donne mon titre foncier à la banque, et que la banque me donne 50 millions par exemple, il ne dépend que de moi d’aller verser chaque mois pour rembourser. À un moment donné, si vous ne pouvez plus payer cette dette-là, on vous donne un avertissement. Si vous ne payez toujours pas, la banque vous attaque, finalement vous perdez la maison. Beaucoup ont perdu leur maison comme ça.

Armin : Cela me fait penser au Crédit Foncier qui était là au temps des colons, et qui donnait un crédit à des gens du quartier pour construire leur maison. Et comme vous l’avez dit, avant même la fin de l’échéance, beaucoup de gens qui ont perdu leur maison. La majeure partie des maisons en dur et en tuiles de Niaye Thiokers, est-ce qu’il y en a qui font encore partie du patrimoine du Crédit Foncier ?

Mamadou Tako Kanté : Effectivement le Crédit Foncier était là, mais il a vendu ces maisons. Parce que si ça appartenait au Crédit Foncier, on ne pourrait pas les occuper parce qu’il faut le titre foncier. À ma connaissance aucune maison ici n’appartient au Crédit Foncier.

Jacques : Et vous vous n’avez pas l’impression que l’État à une idée derrière la tête ? Par exemple Marianne s’est intéressée au problème de l’eau, on se rend compte qu’il y a pas mal de maisons qui ne sont pas raccordées à l’eau. Il y a les puits, l’obligation d’aller chercher de l’eau… C’est peut-être une fausse piste, mais est-ce que l’État continue à investir dans Niaye Thiokers ou il se dit : bon laissons-aller, de toute façon, à un moment on va…

Mamadou Tako Kanté : Vous savez il y a aussi certains propriétaires qui sont un peu négligents, parce que l’eau il faut aller la chercher, les puits il faut aller les chercher. Il faut s’en en occuper, c’est votre droit le plus absolu en tant que citoyen.

Marianne : Comme vous l’avez dit à propos des titres fonciers et des papiers, pour aller chercher de l’eau il faut des papiers qui prouvent que la maison est à vous.

Mamadou Tako Kanté : Oui, pour l’eau, l’électricité, même pour avoir un compte bancaire, il faut un certificat de domicile que vous délivre le chef de quartier, qui prouve que vous habitez bien le quartier. C’est moi qui les délivre. Vous ne pouvez pas avoir un garage ici et dire que vous êtes domicilié. Que ce soit clair, si vous avez un garage ici depuis trente ans et qu’à 18 h vous fermez le garage et vous allez à Pikine (banlieue dakaroise), vous n’habitez pas le quartier.

Jacques : Tout le monde pourrait habiter ou occuper un espace à Niaye Thiokers ?

Mamadou Tako Kanté : Non, non les gens qui demandent d’être domiciliés ici, c’est soit des gens qui sont nés dans le quartier, ou bien des gens qui ont quitté pour venir habiter dans le quartier. Ils ont des contrats de location, ou bien une facture d’électricité, ou bien une facture de la SDE (Société des Eaux), sinon on peut pas donner le domicile comme ça à n’importe qui.

Marianne : Je reviens sur la question de l’eau, vous avez parlé de négligence, mais n’empêche qu’on voit partout des bouteilles d’eau, tout le monde cherche de l’eau, les femmes ont des bassines… Par rapport aux papiers, c’est vrai que quelqu’un qui vient loger, il suffit d’avoir le certificat de domicile pour avoir l’eau. Mais les propriétaires de maisons, est-ce qu’ils n’ont pas eux-mêmes des problèmes de papiers pour aller chercher l’eau à la SDE ? Moi, par exemple, là où j’habite, tu amènes juste le certificat de domicile et on t’amène l’eau. Mais la dernière fois, j’amène le certificat de domicile et on m’a demandé que la propriétaire soit là pour signer. C’est comme ça maintenant à la SDE ou à la SEDELEC, la propriétaire doit être là pour montrer que c’est elle la propriétaire et que c’est elle qui vous loge. Donc, est-ce qu’il n’y a pas un problème de papiers derrière tout ça, qui fait que ces populations ne vont pas aller demander l’eau ?

Mamadou Tako Kanté : Vous avez raison, c’est un problème. Moi j’ai un jeune qui a une maison dans les Parcelles Assainies  (banlieue dakaroise) depuis 2000, il m’a fait une procuration, il y avait déjà de l’eau à son nom. Moi, je suis allé à la SDE avec la procuration, mais on m’a dit non, il faut que le propriétaire soit présent. J’ai dit : c’est mon jeune frère, il m’a fait une procuration, là j’ai les 100 000 francs pour l’eau… Ils ont refusé. C’est un peu compliqué : on ne sait pas ce qui se passe. Il nous manque énormément d’eau. Nous avons nos compteurs et tout, mais des fois, pendant quatre cinq jours on a pas d’eau ! C’est pas à notre niveau c’est au niveau de la SDE. À chaque fois on nous dit qu’il y a des travaux, il y a ceci, il y a cela, mais on comprend pas. Tout le monde déplore ça. Il faut faire des réserves. Les puits qui sont dehors, là aussi des fois c’est fermé. On nous ravitaille, on nous donne une eau qui n’est pas potable, la SDE circule avec des cars pour donner de l’eau. Cette eau-là, on la boit pas, on cuisine pas avec, mais il y en a qui par erreur le font. Il y en a même des fois qui remplissent des bidons et les vendent. Chaque fois que je suis au courant de ça, j’interdis à la personne de la revendre cette eau-là on ne doit pas la boire. Ça peut créer n’importe quoi. L’eau vraiment ça manque et ce que vous dites est très vrai…

Armin : On se posait la question, d’où vient le nom Niaye Thiokers ?

Mamadou Tako Kanté : Le nom de Niaye Thiokers c’est très simple : c’est les ‘’thiokers’’ (perdrix) qui habitaient le quartier. Avant il y avait rien, il y avait rien qu’une forêt où il y avait beaucoup de thiokers. Les thiokers c’est un genre de pigeon, les thiokers on peut les manger comme le poulet… beaucoup de gens venaient les chercher ici… En ce temps-là, le quartier se nommait Madeleine 2 et non Niaye Thiokers, parce que c‘était à deux pas des Français, un peu plus bas… Le Président Senghor a habité là-bas, il a habité le bloc des Madeleines…
Les Niayes, c’est comme on dirait : une forêt, et en même temps il y avait des thiokers…

Armin : Après comment la population s’est arrangée pour avoir des terrains ?

Mamadou Tako Kanté : Vous savez, du temps des toubabs et des Lébous (ethnie des pêcheurs de la côte dakaroise), c’était encore plus facile. Les Lébous ont beaucoup contribué à aider ceux qui ne sont pas nés ici et ceux qui venaient d’arriver. Ils ont aidé beaucoup de personnes à avoir des terrains. Les terrains n’étaient pas chers. C’est comme les parcelles assainies : nos parcelles nous les avons eues à 125 000 francs en 1979. Maintenant des parcelles c’est des millions. Niaye Thiokers c’était des terrains qui ne coûtaient rien… Enfin, c’était pas rien, parce qu’il y en a qui travaillaient pour cinq francs par mois… Je vous ai parlé de trois ou quatre maisons appartenant à des Européens qui sont partis. Il y a Graziani qui était là, et il n’avait pas d’enfants, mais cette maison ils l’ont vendue à moins de 25 millions avant de partir.
Il y a des gens qui ont habité ici, des Européens, des Libanais, des Guinéens, des Cap-Verdiens, des gens qui faisaient le commerce. Ils sont tous partis finalement… Ensuite, c’est un quartier qui a évolué avec l’appui de beaucoup de personnes, Niaye Thiokers est devenu un bloc pour ces gens-là qui venaient de partout. Il y avait une entente, raison pour laquelle Niaye Thiokers n’a jamais eu de problème. Nous avons eu des personnes très sages, qui ne pensaient qu’à travailler et qui jamais ne faisaient du mal à personne. Ils ne faisaient rien sans se concerter. Jusqu’à présent, nous continuons à vivre dans l’amitié…

Armin : D’après vous, qu’est-ce qui reste encore à Niaye Thiokers ?

Mamadou Tako Kanté : Ce qui reste à Niaye Thiokers c’est l’accueil, c’est la compréhension, c’est l’hospitalité. Toutes les vieilles personnes sont parties, ce qui reste c’est les fils ou bien des étrangers. Mais cet accueil que les parents nous ont légué, qu’ils nous ont laissé, nous continuons comme nous avons vu nos ancêtres faire. C’est pour ça qu’il existe jusqu’à présent : c’est un bloc entre nous. À chaque fois qu’il y a un problème, c’est l’ensemble de Niaye Thiokers qui se lève pour ça… la solidarité.

Jacques : Ici le prix du terrain doit être incroyablement élevé, on est en plein centre de Dakar, ça vaut des millions…

Mamadou Tako Kanté : Ah oui, ici on est en pleine ville, mais en allant de l’autre côté c’est plus cher. Le m2, ça débute à un million. En descendant, c’est moins cher. Aux ‘’Almadies’’ (quartier résidentiel vers l’aéroport de Dakar) le m2 c’est à un million, c’est un quartier chic. Ça dépend du quartier où tu te trouves, à partir d’ici, surtout en ville, ça commence à baisser…

Jacques : Personne ne veut vendre ici ?

Mamadou Tako Kanté : On ne vend pas les maisons en ville ! Si tu réfléchis un peu, tu vas le regretter toute ta vie. En pleine ville, à quinze minutes du Palais de la République, tu as l’armée ici, tu as l’État-Major qui est là, la police centrale, il y a la gendarmerie, toute l’administration est là…

Jacques : Mais vous n’avez pas l’impression que Niaye Thiokers est de plus en plus encerclé par des grands immeubles ?

Mamadou Tako Kanté : Ah mais c’est comme ça que ça va devenir plus tard ! Il y a des gens qui achètent des maisons pour construire. Tôt ou tard, au futur, nos petits-enfants, nos petits-fils, si la vie est difficile, ils vendront pour s’en sortir. Ils ne comprendront pas les conséquences. C’est des maisons familiales, et nous nous sommes des musulmans. Chaque musulman, s’il a les moyens pour les mettre sur un pied d’égalité, il peut prendre trois à quatre femmes. Les ancêtres c’était comme ça… dès que le vieux est décédé, on fait l’héritage, si les enfants n’arrivent pas à s’entendre, ils essayent de vendre la maison et ils partent.

Rosa : J’avais entendu qu’à l’époque d’Abdoulaye Wade, il avait l’intention de construire des grands buildings comme ceux qui sont juste ici à côté, donc, Niaye Thiokers deviendrait une zone de grands buildings, un peu comme New York…

Mamadou Tako Kanté : Nous c’est un quartier qui nous a vus naître… Moi quand les gens sont venus me voir et me demander que je vende cette maison, je leur ai dit qu’elle vaut plus d’un milliard pour moi ! Une personne qui possède une maison, vous lui donnez cent cinquante millions, c’est l’enterrer vivante, parce que cette famille-là, où est-ce qu’elle va aller ? Où est-ce qu’elle va trouver un toit ? Ça devient la loi de la jungle ici, mais nous ne l’accepterons pas.