Carole Diop : Architecte

Conversation avec Jacques Faton, Rosa Spaliviero, Piniang / Dakar – janvier 2019

Jacques : Le principe de base du projet c’est cette naïveté réciproque qu’on essaye d’installer dans la découverte des deux lieux. On a découvert Niaye Thiokers comme étant un lieu qui possède un patrimoine matériel et immatériel considérable, mais, en même temps, c’est un quartier soumis à une pression immobilière importante et qui est en train de disparaître. On cherche à savoir quelles énergies de résistance existent à Niaye Thiokers et s’il y a la possibilité d’imaginer un autre futur que simplement le quartier qui disparaît en cinq ou dix ans, remplacés par des immeubles de douze étages… Le quartier a une histoire forte, des films y ont été tournés, il y a eu une école d’Art, un Président y est né… c’est un lieu qui centralise une série d’événements historiques. Il y a également ces maisons anciennes qui représentent quelque chose de particulier en bord du Plateau, avec ces constructions coloniales, post-coloniales… Donc, pourquoi les gens n’organiseraient-ils pas cet espace autour d’une sorte de vision patrimoniale qui pourrait être rentable également, plutôt que de raser et de construire des immeubles qui vont être loués ? Bref, on est venu avec nos idées un peu utopiques, et bon, la réalité évidemment n’est pas celle-là. À ton avis, est-ce que Niaye Thiokers a une particularité propre ? Il y a dans Dakar d’autres lieux de résistance autour de petits espaces qui ont une histoire, comment tu vois la réalité d’un quartier comme celui-là ?

Carole Diop : Je pense que ce qui fait la particularité de Niaye Thiokers par rapport à d’autres espaces dont j’ai parlé, à savoir les Pencs et les autres structures urbaines comme Reubeuss, Petersen et d’autres, c’est les artistes et le fait que ce soit un espace qui a toujours été lié à l’Art. Beaucoup de films ont été tournés là-bas, donc il y a un imaginaire de Niaye Thiokers. Mais tout comme les Pencs, comme tous ces autres espaces, c’est un espace de résistance effectivement, c’est des poches urbaines qui essayent de tenir face à la pression immobilière et qui ont du mal à résister. La différence qui fait que les Pencs résistent un peu plus, c’est l’organisation sociale qu’il y a derrière avec la République Lébou et le fait qu’il y a aussi une dimension spirituelle. Chaque Penc est lié à une activité particulière ou à un rituel, du coup c’est beaucoup plus compliqué à démanteler, par exemple, je pense que le Penc de Mbot ne bougera jamais. Il y a des choses comme ça qui sont immuables. Je ne connais pas personnellement Niaye Thiokers, mais je pense que c’est un espace qui est beaucoup plus en danger que les Pencs ou d’autres espaces… Le fait qu’il n’y ait pas toute une organisation sociale derrière et ce côté spirituel et qu’il y a beaucoup de communautés qui se retrouvent là-bas… Les Pencs sont des cellules beaucoup plus petites. Pour moi, Niaye Thiokers se rapproche de Ouakam qui est aussi un territoire Lébou, mais où il y a aussi beaucoup d’artistes, c’est ça qui fait la particularité de ces deux territoires.

Jacques : Tu pourrais peut-être définir ce qu’est un Penc ?

Carole Diop : Le Penc est un espace social autour d’un arbre, c’est ça la définition primaire et par extension, c’est devenu le nom du « village », parce que quand on parle de village quand on parle d’un Penc, c’est un petit village, mais familial, c’est-à-dire que ça correspond à une famille. Donc il y a 12 Pencs actuellement à Dakar, six à la Médina, six au Plateau, chacun des Pencs est lié à une famille en particulier. Donc le Penc de Mbot, qui est celui qui est resté vraiment à son emplacement d’origine, c’est-à-dire qu’en 1857 quand Protêt débarque à Dakar, le Penc de Mbot est déjà là, et il n’a quasiment pas bougé d’emplacement depuis lors.

Rosa : Est-ce qu’il a un Penc à Niaye Thiokers ?

Carole Diop : Je pense que peut-être celui de Kayefindew pourrait correspondre à la zone de Niaye Thiokers… Mais pour avoir fait le tour des Pencs, il n’y a pas un Penc qui se situe au cœur-même de Niaye Thiokers. Pour répondre à la question, c’est ça les Pencs, une concession familiale autour d’un arbre, mais avec plusieurs générations, ce qui fait donc une grosse communauté quand même.

Jacques : Il y a un côté sacré autour de…

Carole Diop : Oui, il y a tout un côté sacré autour de l’arbre : les Lébous ont une cosmogonie et une religion qui leur est propre. Il y a eu un peu un syncrétisme avec l’Islam, mais ils ont gardé jusqu’à aujourd’hui certains rituels.

Rosa : En fait, le génie de Dakar, passe aussi à Niaye Thiokers…

Carole Diop : Oui, Leuk Daour, Niaye Thiokers fait partie de son parcours.

Jacques : Le chef de quartier nous a fait une proposition étonnante, parce que lui, quel que soit le nombre de milliards qu’on lui propose, il reste à Niaye Thiokers… Donc il proposait de maintenir le vieux quartier vivant en construisant des immeubles à étage au-dessus du vieux Niaye Thiokers, et tout à fait par hasard, lors de notre deuxième mission, il y a Maya qui est venue avec les projets utopiques de Yona Friedman, des documents qui ont motivé les étudiants en architecture, qui ont fait un plan que tu as vu… Est-ce que cette position « utopique » a une valeur ici ? Comment tu la définirais dans la vie intellectuelle, sociale, d’une ville comme Dakar ? Parce que la notion de projet est quand même très différente en Europe et ici…

Carole Diop : La notion de projet est très différente et je pense que malheureusement, pour pouvoir penser une utopie, il faut être délesté de certains problèmes, pour avoir l’esprit libre et pouvoir imaginer, pour pouvoir réfléchir à une utopie, c’est dire avoir réglé tout un tas de problèmes qui fait qu’on puisse penser à autre chose. Ce qui n’est pas malheureusement le cas pour la majorité des personnes ici qui a des préoccupations plus primaires et pour lesquelles, selon moi, le côté projet, le côté utopie, n’existe pas. Dans beaucoup de familles, le statut de l’artiste n’est pas reconnu. Déjà il faudrait savoir ce qu’est un artiste, est-ce que ça se limite à la danse et à la musique, ce que pensent beaucoup de personnes ici, ou est-ce qu’on peut s’imaginer qu’un artiste peut faire autre chose… certaines personnes n’arrivent même pas imaginer que l’Art puisse être un facteur de développement et source de revenus. Donc il y a tous ces questionnements-là… mais je pense que l’utopie, elle existe déjà dans le regard des enfants… J’ai eu à travailler avec des enfants du village de Yoff Tonghor, avec leur imagination, et là, je me suis rendu compte que ce sont des esprits beaucoup plus pragmatiques que les adultes, qui vont à l’essentiel et qui disent directement ce qui leur plaît, ce qui leur plaît pas, ce qu’ils ont envie de changer dans leur quartier. C’était très intéressant, et du coup, l’avenir de ces quartiers-là et la suite, c’est peut-être avec des enfants. Ça commence déjà à la base, à la source, il y a beaucoup à apprendre d’eux, et si on doit trouver de l’utopie c’est peut-être chez eux…

Rosa : Les Lébous étaient ici bien avant les colons, mais lorsque les Français se sont installés sur la presqu’île, les premières habitations indigènes c’était la Médina, mais, tel qu’on nous l’a expliqué, la première banlieue de Dakar c’était Niaye Thioker, une zone tampon entre le Plateau et la Médina. Une zone où il y avait de la pierre dure, et donc on ne pouvait pas creuser et construire… et donc Niaye Thiokers représente à la fois un vide sanitaire entre les noirs et les blancs, mais aussi un lieu de résistance où, justement parce que c’est un espace vide, alors tout est possible… Je voulais savoir ce que tu pensais de ça ?

Carole Diop : Par rapport à l’historique c’est un peu ça, mais il faut aussi remonter à pourquoi les gens se sont déplacés et pourquoi les Français se sont intéressés à la presqu’île. Les Français étaient installés à Gorée depuis le XVIe, avant il y avait les Portugais. Chaque fois qu’ils devaient pour des raisons diverses accoster sur la presqu’île, ils devaient payer des taxes aux chefs religieux de la communauté Lébou, et ça les embête de payer ces taxes. Donc, d’un commun accord avec les chefs de la collectivité, ils décident de s’installer sur la presqu’île en achetant la maison d’un négociant de Gorée, Joubert, qui était situé sur la Place de l’Indépendance — ce qui est drôle c’est que la domination française a démarré sur la Place de l’Indépendance et que la Libération s’est refaite sur cette même place. Donc, ils achètent la case Joubert, ils en font un fortin, ça devient la Place Protêt, et on hisse le drapeau français et ça y est. Il faut savoir que cet événement arrangeait bien les chefs de la collectivité Lébou qui étaient dans une logique de coopération parce que ils craignaient le Damel du Cayor, et cette armée française était une forme de protection pour eux. Donc, contrairement à Gorée, contrairement au Nord ou à d’autres situations, sur la presqu’île ça s’est fait plutôt en douceur, dans une forme de bonne entente, presque de traitement d’égal à égal, parce qu’aucune terre n’a été prise, elles ont été achetées, vendues en bonne et due forme. Ce qui s’est passé ensuite, c’est qu’il y a eu le prétexte d’une crise sanitaire avec l’apparition de la peste en début 1900, qui a permis à la puissance coloniale de trouver un moyen de récupérer l’ensemble du Plateau, en faisant miroiter aux populations une ville nouvelle, assainie, propre, qui était la Médina, et d’ailleurs le nom Médina n’a pas été choisi pour rien. C’était dans la volonté de dire que, voilà, c’était une nouvelle cité, un hommage au Prophète… et avec l’appui des marabouts et du Chef de la collectivité Lébou, beaucoup y sont allés de plein gré. Beaucoup de gens de la Médina regardaient ceux qui étaient restés au Plateau en disant : « pourquoi vous restez dans ces conditions ? Nous on est dans une ville propre, une ville nouvelle…  ». Au Plateau, c’était encore des baraques, et à la Médina, même s’il y avait aussi des baraques, c’était des maisons un peu plus modernes. Il y a encore des maisons qui datent de 1940, 1935, où on voit la différence avec les baraques…

Rosa : Quand tu dis Plateau, tu parles de Niaye Thiokers ?

Carole Diop : Je parle de Niaye Thiokers, je parle de Mbot… parce que ceux qui sont restés à Niaye Thiokers ont quitté le Plateau centre, mais ne voulaient pas non plus aller à la Médina, et ils sont donc restés dans un entre-deux… Il y avait un peu ce conflit interne : il y a ceux qui ne voulaient pas du tout bouger pour des raisons spirituelles. À Mbot à cause de cet arbre qui est certainement le plus ancien de Dakar, ils n’ont pas bougé d’un iota, ils sont restés campés sur leur position, et je pense qu’ils ne bougeront jamais.

Piniang : Cet arbre existe toujours là.

Carole Diop : Oui, il est toujours là, l’arbre tutélaire avec son jumeau qui est ancré à la mosquée juste en face. C’est ce qui explique ce que tu disais par rapport à cette zone tampon. Ces gens qui n’ont pas voulu aller à la Médina sont restés dans un entre-deux au Plateau, ce qui explique certaines poches comme Mbot, Yakhadieuf… De l’extérieur on ne le voit pas, mais dès qu’on rentre dans un passage, dans une ruelle, on voit toute une autre structure. C’est ce qu’on a vraiment ressenti quand on travaillait sur les maquettes… la différence était nette, la différence d’échelle, la différence de structure, et aussi la façon de fonctionner et de vivre qui est totalement différente. Pour ça il faut revenir à la cellule de base Lébou ou Wolof, qui fonctionne avec une grande cour commune, autour d’un arbre, avec un bâtiment pour les jeunes, un bâtiment pour les femmes, un autre pour le chef de famille, etc. On retrouve encore ces structures-là dans des zones comme Niaye Thiokers, aussi à certains endroits de la Médina, où on a essayé de rompre avec un quadrillage très net, mais où il y a quand même des passages, des ruelles… c’est-à-dire que des gens ont quand même résisté de ce point de vue-là.

Rosa : Une autre question par rapport aux années et aux constructions. Ce que tu disais tout à l’heure, c’est qu’il y avait ces constructions en bois avec la tôle, ce qu’Armin a souvent appelé les baraquements et ce que Moussa Sene Absa a reproduit dans son film Madame Brouette  où il a refait le décor de Niaye Thiokers, mais en beaucoup plus beau, coloré…

Carole Diop : Il y a une différence entre les baraquements et les baraques, les maisons de 1915, comme sur la photo que je vous ai montrée, ces maisons-là ont quand même une architecture, pas de toit en tôle, mais une charpente avec des tuiles, c’était ça la maison typique. Les baraquements, sont venus après, des gens qui ont perdu leur maison, peut-être par manque de moyens ça a conduit aux baraquements… parce qu’il y a eu aussi une politique de cases brûlées : il faut quand même le dire, même si beaucoup y sont partis de plein gré, pour les récalcitrants c’est ce qui s’est passé. Donc, il y a une différence entre ces baraquements qui sont faits de bric et de broc avec les moyens du bord, et ces maisons en bois qui sont des vraies maisons.

Rosa : Justement, une question sur les constructions en dur : l’année passée, les élèves de l’École d’architecture ont répertorié vingt-six maisons à Niaye Thiokers, avec des tuiles orange. Est-ce que ce sont des maisons coloniales construites par des Français qui après ont quitté Dakar, ou, comme a dit Armin une fois, est-ce que ce sont des maisons que de riches familles sénégalaises, des négociants qui avaient leurs bateaux juste à côté, (des grands grands navires, pas des petites barques), ont construites en copiant le modèle français, parce que ça faisait « chic » ? Pour moi, ça, ce n’est pas clair.

Carole Diop : Pour moi, l’architecture coloniale n’existe pas à Dakar, elle n’existe que pour les bâtiments publics : la Mairie dans le style Empire, le Palais de la République, ancien Palais du Gouverneur, la Direction du Port… ça, c’est de l’architecture coloniale. Pour le reste, c’est une architecture métisse. C’est-à-dire que, comme Armin l’a dit, c’est effectivement des familles sénégalaises, ou des familles métisses, qui ont construit en s’inspirant de certains codes, mais en gardant des techniques de construction locales : le béton coquillé, le bois… Ils se sont adaptés aux matériaux, et aux conditions locales. C’est ce qu’on retrouve à Gorée aussi, la différence elle réside dans le fait que l’architecture coloniale est calquée à l’identique sur ce qu’on retrouve en Europe, par exemple la Mairie de Dakar on peut la mettre n’importe où, l’Hôtel de Ville on peut le mettre n’importe où, ce qui n’est pas le cas des maisons qu’on appelle coloniales, mais qui sont en fait d’architecture métisse, qui ont quand même une subtilité, une particularité…

Piniang : Je m’intéresse beaucoup à ce type d’habitations. Quand j’observe ces maisons-là, je vois qu’il y avait une grande cour, et on n’occupait pas tout l’espace. C’est un peu ce qui a changé aujourd’hui.

Carole Diop : Ce qui a changé, c’est l’exode rural tout simplement, à partir du moment où il y a de plus en plus de monde, il faut densifier, donc, partir en hauteur, avoir moins de cours, etc. Et les gens aussi ont le sentiment quand ils acquièrent un terrain maintenant — c’était pas le cas avant — de perdre de l’espace en faisant du jardin. Vu ce que ça leur a coûté, ils veulent le rentabiliser à fond, donc ils essayent de remplir, de remplir, et ils ne se rendent pas compte en faisant ça, que déjà ils étouffent le sol, parce qu’il y a de moins en moins d’espaces d’air, que les arbres sont confinés, et qu’il y a du béton tout autour d’eux. Il y a de moins en moins de jardins, et pour l’environnement c’est pas l’idéal. On coupe des arbres centenaires, des cailcédrats, des tamariniers qui existaient à l’époque qui fait que Dakar s’appelle Dakar, on ne les voit quasiment plus…

Rosa : Dakar, ça veut dire ?

Carole Diop : Alors il y a trois explications pour le nom de Dakar, première explication : Dakar tirerait son nom de Dakhar qui veut dire tamarinier ou tamarin, parce qu’il y avait beaucoup de tamariniers sur la presqu’île. Deuxième explication : Dakar tirerait son nom de Dekk-Raw qui veut dire « celui qui y reste y est en paix ». Et dernière explication : Dakar viendrait du nom d’un marin français qui s’appelait Accard, et que sur certaines cartes on appelle d’Accard. Mais les gens ont tendance à préférer la version des tamariniers et on retrouve les feuilles de tamarinier sur l’emblème de la ville de Dakar.

Rosa : Tu disais que les cartes postales des Pencs que tu as exposées, tu les as trouvées sur Internet. Est-ce qu’il y a un endroit où on peut trouver des archives de Niaye Thiokers d’un point de vue urbanistique et architectural ?

Carole Diop : C’est compliqué : les Archives Nationales c’est la jungle, il faut essayer, tenter, voir… sinon, se renseigner auprès de la collectivité Lébou, auprès des anciens, voir s’ils ont gardé des photos, voir aussi auprès des collectionneurs, ceux qui ont gardé des cartes postales, des choses anciennes, il faut chiner en fait, il n’y a pas un endroit où…

Jacques : Mais donc tu es assez pessimiste, tu disais tout à l’heure que c’est intéressant de donner la parole aux enfants, ce qui est certainement une très bonne idée, mais les enfants deviendront des adultes et les adultes seront pris à leur tour dans un contexte socio-religieux -politico-économique qui fait que…

Carole Diop : Je suis pas pessimiste, dans la mesure où on les prend tôt, et qu’on les sensibilise à cette notion de patrimoine. Si on leur apprend des choses, si on leur dit que, s’ils ont envie de faire de l’Art, ils peuvent le faire, si on les pousse dès le plus jeune âge et qu’on les épaule, je pense justement que ça en fera des adultes différents.

Jacques : Mais simplement, les gens donnent actuellement cinq ans à Niaye Thiokers avant de disparaître…

Carole Diop : Je pense que si une maison parvient à résister, Niaye Thiokers sera toujours là… Ce qui peut aussi aider ce quartier à ne pas disparaître, c’est les artistes aussi… et ceux qui y sont nés et qui y ont grandi. La difficulté aussi dans ce quartier c’est que beaucoup de personnes sont parties, la plupart des gens maintenant ne sont pas de Niaye Thiokers et n’y sont pas attachés. Donc forcément s’ils n’ont pas d’attaches, ils seront moins sensibles à la chose. C’est pour ça que je reviens encore à la question des enfants, mais par exemple des enfants qui ont dix, quinze ans. Eux ils ont grandi dans ce quartier, et finalement eux y ont une attache, même si leurs parents ne sont pas originaires de ce quartier.

Piniang : Il y a quelques jours nous avons fait des dessins avec des enfants. C’est plus spontané avec eux… Les parents étaient un peu à l’écart parce qu’il y a toute cette gêne de montrer l’intimité, la pauvreté. On essayait de les rassurer sur le fait que ce qui nous intéressait, c’était plus leur mode de vie que l’apparence, mais les gens vivent en communauté… C’est ce qu’on va perdre de plus en plus, parce que les maisons maintenant sont habitées par des familles guinéennes, donc… Il y avait également des enfants guinéens qui dessinaient, et ces enfants-là ne se sentent pas guinéens, ce sont des enfants de Niaye Thiokers, et avec eux on a fait vraiment des dessins intéressants.

Rosa : Si tu pouvais imaginer un futur de Niaye Thiokers, comment tu l’imaginerais, je veux dire physiquement et même humainement, que ce soit utopique ou pas ?

Carole Diop : Si je devais imaginer un futur, je pense que ça devrait passer par le fait que les populations s’accaparent les espaces publics. Qu’ils reprennent l’espace qui est le leur. Comme j’ai dit, ça passe par ces enfants qui ont grandi à Niayes Thiokers, ils sont l’avenir de Niaye Thiokers, l’essence de ce quartier. C’est un quartier qui va être amené à évoluer comme partout, la plupart des maisons anciennes vont disparaître parce qu’on a pas encore cette culture du patrimoine, mais j’espère que l’esprit par contre va perdurer, que des artistes habiteront toujours là, et que ça fera toujours l’objet d’études, de cinéma, de plein de choses… tant qu’on s’intéressera à l’âme du quartier, même si les bâtiments changent, si l’esprit est toujours vivace, c’est ce qui importe.

Piniang : La première fois qu’on a visité Niaye Thiokers, c’était la découverte. Moi-même qui habite Dakar depuis plus de 40 ans, je n’avais pas eu l’opportunité de visiter une maison de Niaye Thiokers. Mais au fur et à mesure qu’on avançait sur le projet, de nouveaux éléments apparaissaient et donc à chaque fois que l’on montait sur les terrasses on se rendait compte de la vétusté des maisons et on sentait vraiment un réel danger pour les populations qui vivent là. On a essayé de demander pourquoi on ne rénove pas les maisons. Mais c’est tellement compliqué que finalement les personnes vivent en danger… Qu’est ce que tu penses de ça ?

Carole Diop : Le problème c’est qu’il n’y a pas une politique de valorisation du patrimoine, et c’est plus simple pour la commune, pour les propriétaires, pour l’État de laisser pourrir ces maisons pour après construire quelque chose de neuf, que de les rénover parce que ça coûte excessivement cher les rénovations. C’est des maisons qui sont en terre cuite le plus souvent, donc avec des enduits à la chaux. Il faut une maîtrise, ça demande des ouvriers qualifiés, des matériaux spécifiques, du temps, ce que les gens aujourd’hui considèrent qu’ils n’ont pas.

Jacques : Tu n’imagines pas qu’il soit important de concevoir un lieu qui centralise des archives, un passé. C’est une idée qui n’est pas réaliste ici parce que les maisons sont en danger ? On a pu observer de l’intérieur une des maisons. Il y a deux ans c’était vraiment délicat, on pouvait pas la filmer parce que le propriétaire disait que ça sentait trop la pauvreté, et puis cette année il a dit qu’il a pu réunir ses frères, ses sœurs et ils se sont décidés à revendre un immeuble dans le centre, à abattre notre maison et à construire une nouvelle maison (R+5) au même endroit. Pour le moment, ils ont trouvé les financements pour un R+1. Il nous a montré les plans, qu’on a filmés. Lui est né là, il continue à vivre là et perpétue l’esprit et l’âme de Niayes Thiokers. Donc, c’est une sorte de compromis. Il y a toute une évolution de l’individualisation des espaces et aussi de la conception de la famille, chaque frère et sœur aura sa partie individuelle, et ils conçoivent aussi des entrepôts, des dépôts dans le bas pour rentabiliser l’espace. Donc ça va tout à fait dans le sens de ce que tu disais… À partir de là, je ne vois pas très bien comment et où trouver un espace qui pourrait par exemple centraliser les archives. Hier, on a rencontré Issa Diallo qui a créé un Facebook sur Niaye Thiokers. Il a cette volonté de récolter des photos, d’après lui il y a des gens qui ont des photos, elles sont là mais personne ne sait où elles sont. Donc, comment faire ?

Carole Diop : Ça peut-être intéressant, mais ça nécessite une vision, en fait, il faut que quelqu’un ait cette ambition-là, les fonds et une vision. Et je suis pas sûre que ça arrive un jour. Mais en tous cas, aujourd’hui, il peut très bien avoir de la conservation immatérielle : un site internet, un blog, un journal papier, quelque chose qui permettrait de garder la mémoire.

Rosa : Les cinéastes que j’ai interviewés ont dit la même chose. C’était assez frappant : ils espéraient que Niaye Thiokers devienne un parc, un poumon vert de Dakar, avec des anciennes habitations, des sculptures, une espèce de musée à ciel ouvert… C’est utopique…

Carole Diop : Malheureusement…

Jacques : Finalement tout le monde rêve… Il n’est pas évident de trouver des énergies, une motivation particulière à un projet…

Carole Diop : Il faut que ça vienne de plus haut…

Jacques : Ça ne viendra pas de plus haut… le pouvoir politique, lui il est…

Carole Diop : Oui, mais malheureusement, sans eux ça ne peut pas se faire.

Jacques : Donc, tu ne crois pas que dans un quartier comme Niaye Thiokers, ou ailleurs à Dakar, des gens puissent avoir une initiative, récolter des fonds, et puis être appuyés par un pouvoir…

Carole Diop : Beaucoup, d’artistes et de gens ont la même vision des choses, mais si c’était le cas, on y serait déjà…