Mamadou Khouma Gueye : Cinéaste

Conversation avec Rosa Spaliviero / Dakar 3 février 2019

Rosa : Khouma, on se connaît depuis quelque temps, et je voulais te poser des questions sur ta relation au cinéma. Sur ton histoire avec le cinéma en tant que dakarois de la banlieue… Quand est-ce qu’elle a commencé ? Pourquoi ?

Khouma Gueye : D’accord. Je peux me présenter : je m’appelle Mamadou Khouma Gueye et j’habite entre Nantes en France et Guinaw à Dakar. Moi j’ai commencé à faire du cinéma juste par inquiétude…
Il n’y avait pas beaucoup de perspectives, à l’époque. J’étais étudiant à l’Université de Dakar et il y avait beaucoup de grèves, j’avais beaucoup de temps, et avec mon ami, El Hadji Demba Dia, on allait voir des projections de films, des expositions… Voilà. On était tout le temps à Dakar. Un jour Dia me dit : « pourquoi ne pas organiser chez nous des choses qu’on voit ailleurs ? ». Et c’est comme ça qu’on a commencé à projeter des films. Au départ, pour nous, c’était pas de devenir cinéaste qui était important, mais c’était plus de faire venir du cinéma en banlieue. On a été aidés par Africulturban qui avait du matériel, vidéoprojecteurs, son et tout, et on a commencé à projeter. Et quand on a commencé à projeter des films dans la banlieue, on s’est rendu compte que l’image que les gens de Dakar avaient de nous n’était pas des meilleures, et on a fait un film qui s’appelle : Entropie à Guinaw Rail… C’est comme ça qu’on a créé le ciné-club qui est devenu Ciné Banlieue, voilà. On a fait ce film, Entropie à Guinaw Rail, et il y avait des Français qui étaient venus avec une caméra Tri CCD, ils nous l’ont prêtée le temps d’une soirée, et on a fait un film documentaire. Mais après en montant le film on s’est dit que c’était un reportage. En tous cas, ce qu’on aimait comme cinéma, c’était pas ce qu’on a fait. Après, on a appris qu’il y avait des codes, qu’il y avait un savoir-faire technique et artistique pour faire un film, et c’est comme ça qu’on était partis à la recherche de quelqu’un qui pouvait nous aider de par son expérience, par sa qualification technique, et c’est comme ça que Ama 2, qui est devenu un chef opérateur ici à Dakar, nous a mis en rapport avec Abdel Aziz Boye. On a commencé de fil en aiguille, voilà… Moi je partais partout en banlieue, dans les réunions, dans les grandes discussions des jeunes… Quand je voyais cinq ou six personnes qui buvaient du thé, je disais c’est possible de venir apprendre le cinéma. Et c’est comme ça que Ciné Banlieue est né. Aujourd’hui aussi on continue à garder cet esprit-là, cet esprit de partager le cinéma, à refuser une certaine exclusion, que les gens qui habitent en banlieue reçoivent de la culture. Depuis maintenant plus de dix ans, notre champ d’engagement c’est de faire venir le cinéma en banlieue, et en faisant venir le cinéma en banlieue, finalement, on a fait venir le Monde en banlieue.
Voilà, pour raconter à peu près notre histoire… Et le cinéma, comme tout lieu de rencontre des artistes, à un certain moment on se rencontre et après on se sépare, et donc, à un moment on s’est séparés… On jette pas son bébé, mais le cinéma va aller à un autre frère qui s’appelle Plan B — films. On voulait juste aussi garder cet ancrage-là, ce partage-là, et faire des films en banlieue. C’est comme ça que Plan B est né il y a cinq ans. Et depuis lors, chaque année on représente le Sénégal au niveau du Clap Ivoire. Et quand Plan B est né, on a continué à puiser notre réflexion sur l’histoire et les films du cinéma sénégalais. Par exemple le premier coffret qu’on a fait, on s’inspire de Djibril Diop Mambety qui disait : « quand tu suis une personne du matin au soir, tu as un personnage, quand tu regardes une ville du matin au soir, tu as un décor ». Et on s’est dit : voilà on va faire un coffret de films sur les femmes, mais en un seul jour de tournage. Ça, on pouvait le faire en un seul jour de tournage parce que, après avec l’apprentissage qu’on avait de Ciné-banlieue, ou on te prêtait juste une caméra le temps d’un week-end, donc avant de filmer tu sais déjà ce que tu veux faire et ce que tu veux montrer. Ça nous a permis d’être efficaces.
Entre temps aussi j’ai quitté Dakar pour habiter à Nantes, pour continuer à propager, à partager le cinéma.

Rosa : Qu’est-ce ça signifie pour toi partager le cinéma ? Pourquoi le cinéma ? Pourquoi tu n’as pas par exemple, partagé de la poésie ou de la musique, du rap ?

Khouma Gueye : Pour moi le cinéma, c’est le Monde, parce que tout, la poésie, la musique, le soufisme, le transport… tout ça peut se retrouver dans un film, et quand tu partages le cinéma, tu partages tout de manière un peu éloignée. Tu partages tout sur la vie. Donc, pour moi c’est le chemin le plus rapide pour partager. Quand j’ai découvert le cinéma, je me suis dit : voilà, ça, ça peut rendre des gens comme moi idiots un peu plus intelligents.

Rosa : Et pourquoi le film documentaire ?

Khouma Gueye : Non le film documentaire c’est juste que, comme on dit en Wolof tu dois savoir aussi tes possibilités, tes moyens. Tu peux pas te battre pendant deux mois pour avoir une caméra ou pendant six mois pour avoir une caméra… C’est plus facile de faire un documentaire dans nos conditions de production, où il y a pas de producteur, il y a pas d’argent… les idées sont là, voilà… C’est d’abord ça qui m’a poussé vers le documentaire. Si j’écris des fictions, j’aimerais bien avoir les moyens, alors que les moyens ici… c’est pourquoi je mets ça entre parenthèses.
Après j’ai rencontré Samba Felix Ndiaye pendant dix mois à ESMA, ça aussi ça m’a beaucoup ouvert les yeux parce qu’il a dit à la fin de la formation : la fiction et le documentaire, c’est pareil. Par ce que comme il disait, un bon film documentaire, c’est une fiction, une bonne fiction, c’est un documentaire… Et aussi Aziz Cissé, qui m’encadrait dans cet atelier, me disait qu’à la naissance du cinéma sénégalais, il y avait pas de frontière fiction et documentaire. Et quand tu regardes les premiers films sénégalais, tu sais qu’il n’y avait pas de frontières. Donc, nous on peut pas naître dans un cinéma où il n’y a pas de frontières et essayer de créer des frontières. Je continue cette réflexion-là de comment faire un cinéma qui nous permet de faire de la fiction et du documentaire tout en mêlant ça. J’ai commencé un peu à le faire : dans Kedougou il y a une toute petite fiction dans le documentaire, mais cette fiction aussi c’était pour rendre hommage à Djibril.
Voilà, ça peut être des fois les moyens, mais ça peut-être aussi comment réfléchir aussi pour surmonter tous ces obstacles de moyens et de proposer quelque chose de nouveau.

Rosa : Quel est ton premier souvenir de cinéma ?

Khouma Gueye : Moi mon premier souvenir de cinéma, ce sera plus les films français que je regardais à la télévision avec une voisine d’en face, et son mari travaillait au port de Dakar, et voilà, chaque soir j’étais avec elle. Elle, c’était une passionnée de cinéma. Je pense que c’était un des plus grands analystes de cinéma, l’un des plus grands critiques de films que je connaisse. Mais c’était pas son métier : elle était dans son salon et elle regardait des films, mais elle avait un regard juste. Avec le temps, les souvenirs me reviennent quand je regarde un film et je me dis qu’elle avait raison sur le cinéma et sur le film… Je suis pas né dans une famille où les gens allaient au cinéma. Je suis le seul « lettré » avec mon frère qui a arrêté très tôt, voilà. Je suis pas né dans une famille où il y avait une bibliothèque, dans un quartier où il y avait une salle de cinéma. Bon il y avait le cinéma Awa, mais tes parents t’interdisaient d’y aller parce que, ce qu’il diffusait c’était des films X, ou très rarement des films westerns, mais c’était plus des films X…

Rosa : Et quand tu as découvert les films sénégalais, c’est quel film que tu as découvert ?

Khouma Gueye : Les films sénégalais je les ai découverts… parce que c’est maintenant que tout se passe à l’envers. Je me rappelle quand j’étais enfant je voyais des films comme Koudou à la télévision, mais maintenant ça n’existe plus. Touki-Bouki, quand Djibril était décédé, on l’a montré à la télévision. Il y avait une époque où tu pouvais les voir, c’était pas tous les jours, mais c’était ces premiers moments-là. Mais quand j’ai commencé à prendre conscience de l’importance du cinéma en organisant des projections et en allant dans des projections, ça m’a permis d’avoir cette rencontre forte avec le cinéma sénégalais. Mais ça s’est passé plus dans les instituts étrangers que dans les institutions sénégalaises. À part au Festival de Cinéma «Image et Vie», c’est plus dans les institutions françaises, allemandes, américaines, qu’on regardait des films. Et c’est pourquoi on s’est dit : « nous, on va faire un ciné-club à Pikine à Guinaw Rail… »

Rosa : Par rapport au projet de Niaye Thiokers, tu en as eu un petit aperçu : Niaye Thiokers c’est quelque part une banlieue au centre-ville. Et donc, est-ce que tu as quelque chose à dire à ce sujet ? Sur la question du cinéma, ou de l’imaginaire ?

Khouma Gueye : Pour moi Niaye Thiokers là, comment je le vois, c’est presque l’histoire que j’ai avec la vie. Par exemple quand mon père est arrivé à Dakar, il n’avait pas la possibilité de loger dans ce qu’on appelle la ville Toubab ou la ville européenne, c’était juste des espaces non loin de la ville où tous ces gens-là qui n’ont pas encore accès à la ville se retrouvent. Pour moi Niaye Thiokers c’est Guinaw Rail. Tu quittes ton village, tu as un oncle à Dakar, tu restes dans sa maison et voilà. Du coup c’est des maisons-Sénégal, ce que j’appelle des maisons-Sénégal, c’est des maisons miniatures où tu peux trouver un intellectuel raffiné, comme tu peux trouver un paysan qui vient juste de la brousse. À Guinaw Rail c’était ça, moi l’éducation que j’ai reçue, c’est à la fois une éducation urbaine, mais c’est à la fois aussi une éducation très rurale. Parce qu’à chaque fois il y avait des gens qui quittaient le monde rural pour habiter dans notre maison. C’est l’imaginaire que je projette sur Niaye Thiokers : un espace d’accueil et de rencontre, mais un espace à la fois très ancré quelque part, mais qui reçoit beaucoup d’ailleurs. Du coup, un espace qui bouge. Par rapport au projet, moi je le trouve intéressant parce que ça rentre dans ce que je fais : c’est vraiment faire avec les gens, créer dans le quartier, montrer dans le quartier… et quand on a commencé à faire des films, en tous cas à Guinaw, quand tu leur remontres des films que tu as faits avec eux, ils se revoient autrement, par exemple ils disent que Mère Dior c’est juste une vendeuse de poisson, mais quand ils la regardent au cinéma, ils voient que Mère Dior c’est comme on dit l’héroïsme au quotidien, Mère Dior c’est une femme battante, Mère Dior c’est une mère de famille… voilà, Mère Dior, Mère Dior, Mère Dior… Ils savent que les œuvres d’art et les rencontres permettent de se revaloriser. Pour moi, le projet a aussi cette face-là très très importante où tu montres les gens autrement. Mais c’est pas l’écrasante majorité des projets culturels qui se passent ici : les gens viennent filmer, dessiner, photographier, peindre, et après ils partent et tu les vois plus. Et il y a beaucoup de projets, des projets qu’on dit internationaux, généralement les gens sont filmés, ils ne voient jamais leur film, les gens qui sont photographiés ils ne voient jamais leur photographie. Et moi, avec les étudiants, avec l’École des Beaux-Arts, je travaille pour que les gens avant même de partir, montrent ce qu’ils ont fait. Mais beaucoup de gens ici ne voient jamais ce que l’on fait d’eux. On ne sait pas si on les humilie, si on les glorifie, souvent on les rend juste humains, on ne sait jamais… Et pour moi le projet de Niaye Thiokers règle cette question-là. Les autres qui viennent d’ailleurs devraient s’en inspirer. Même si on a pas de « White Cube », même si on a pas de galeries, de musées, on a aussi besoin de nous regarder autrement. Pour moi c’est ça aussi l’importance du projet, d’abord d’être dans un espace à la fois fermé et ouvert, mais aussi créer et redonner la création aux gens avec qui tu crées.