Fille de Dieynaba Sy et petite fille de Samba Salla Diallo, native de Niaye Thiokers – Conversation avec Rosa Spaliviero et Armin Kane – avril 2016
Traduction du Wolof au cours de l’interview : Armin Kane
Rosa : Nous travaillons avec Armin depuis quelques années déjà. Quand on a réfléchi au projet ensemble, Armin nous a dit : il faut aller à Niaye Thiokers faire un travail, parce que c’est un quartier très spécial. Nous avons récolté beaucoup de paroles, beaucoup d’images, nous avons filmé… mais ce qui nous manque, c’est un peu la voix d’une femme, d’une maman… Vous êtes née à Niaye Thiokers, vous avez aussi grandi à Niaye Thiokers, et donc pourriez-vous nous raconter votre enfance, votre vie à NT…
Mme Diallo : Je te remercie d’avoir la gentillesse de venir m’interviewer sur mon enfance, de te déranger et de venir jusqu’à chez moi… Je suis née à Niaye Thiokers en 1941, j’habitais avec ma grand-mère, ma mère et mon papa. Aujourd’hui ils sont tous décédés, mais la maison est toujours là en guise de souvenir. Tous les gens qu’on a vus aujourd’hui à Niaye Thiokers sont des amis à moi, nous sommes nés là-bas, nous y avons grandi et passé notre jeunesse. Quand on est né, il y avait presque rien, juste des perdrix, des chacals et des moutons. Il n’y avait presque pas d’habitations. Ce n’était pas difficile d’y avoir une maison. Au début, c’étaient des grandes maisons avec des titres fonciers, mais maintenant c’est très difficile d’y avoir une parcelle de terre, parce qu’on est dans le centre-ville. Ma mère est née là-bas, mes oncles, mes tantes, tous sont nés à Niaye Thiokers. Ensuite, nous avons grandi et mon père a eu une maison ici, à la Médina, et nous avons quitté Niaye Thiokers pour venir habiter ici avec mes parents. Mais j’ai toujours gardé les liens avec Niaye Thiokers où j’ai passé la majeure partie de mon enfance.
Rosa : Tout ce que j’ai appris de Niaye Thiokers, grâce à Armin et grâce à toutes les personnes qu’on a rencontrées, c’est que ce quartier est comme le coeur de Dakar. Quand les colons sont arrivés, ils se sont installés sur la presqu’île qui a créé Dakar. Mais les premiers habitants sénégalais, Lébous, c’est à Niaye Thiokers qu’ils étaient installés ?
Mme Diallo : Oui à Mbot (quartier dans le Plateau à 2km de Niaye Thiokers, où se trouve un des premiers penc Lébou de Dakar), c’était des concessions Lébous. L’emplacement du Théâtre Daniel Sorano, l’Hôtel des Députés, Radio Sénégal, Boulevard de la République… c’était des cases…
Rosa : Alors comment étaient les premières habitations de Niaye Thiokers ? Armin nous a dit que c’étaient des baraquements, est-ce que vous pouvez me les décrire ?
Mme Diallo : En ces temps-là, un pauvre ne pouvait pas avoir des baraquements, c’était très cher. Au début, c’était juste des cases. Pour avoir une maison en dur, il fallait être un privilégié.
Rosa : Par exemple à la rue Madeleine Ngom… Cette maison elle est en brique, c’est une très belle maison.
Armin : Ah, c’est la maison de Boudou ? Elle connaît bien cette maison, elle a grandi là-bas.
Rosa : Qui a construit cette maison ?
Mme Diallo : C’est mon grand-père qui a construit cette maison-là.
Armin : C’était en quelle année ?
Mme Diallo : Je n’étais même pas encore née. Elle date de 1910 ou 1911.
(Armin montre des photos des membres de la famille qui sont décédés et des photos des maisons…)
Mme Diallo : Ça c’est la maison de Tante Raki Diallo, elle est de la même famille que moi…
Armin : Tous ces noms comme la famille de Tante Raki indiquent la chambre de la dame… Chaque dame avait une chambre dans la maison du grand-père, elle a cité tout de suite les noms des personnes qui habitaient là-bas. Ça, c’est une maison qu’elle connaît bien parce qu’elle a grandi dans cette maison. Il y avait le puits…
Rosa : Qui a construit la maison ? C’était votre grand-père ?
Armin : Il s’appelle Malick Diallo. C’est son grand-père et aussi le grand-père de Boudou…
Rosa : Et qu’est-ce qu’il faisait dans la vie ? Pour pouvoir construire en dur, il fallait avoir de l’argent…
Mme Diallo : Il était charpentier navigateur. Son père Samba Salla, qui est aussi notre grand-père, avait laissé trois embarcations, et Malick Diallo était le capitaine de l’une des embarcations. Il y avait un bateau qui s’appelait Naomi, l’autre s’appelait Salla, et un autre bateau s’appelait Mayalla. Le bateau qui s’appelait Salla, ce nom venait de sa sœur.
Cette maison Malick Diallo l’a héritée de son père Samba Salla Diallo.
Samba Salla, vivait dans les années 1800… 1900… Il avait quatre femmes, beaucoup d’argent, beaucoup de fils et filles… Il venait du Fouta, il était passé aussi par Gandiaye, un village sur la route de Fouta — Nder en wolof — ensuite il est passé à Saint-Louis. Quand il est passé à Nder, il a épousé une femme qui s’appelait Mbeugué Teuw, c’est la mère de Malick Diallo le propriétaire de cette maison. Il avait quatre femmes et la deuxième femme c’était ma grand-mère. Le patriarche, Samba Salla Diallo, avait donc quatre femmes qui avaient chacune des enfants, je fais partie de la lignée de la deuxième femme, Malick Diallo fait partie de la lignée de la première femme et Boudou aussi.
Rosa : Il y a des personnalités qui sont nées à Niaye Thiokers, qui y ont séjourné ou qui ont épousé des femmes de Niaye Thiokers, par exemple, Abdou Diouf, Senghor ou Sékou Touré de Guinée, qui est venu faire un meeting à Niaye Thiokers. Il y a eu aussi Serigne Fallou Mbacké qui a béni la mosquée. Il y a aussi l’histoire de Yaadikoone… Que savez-vous sur ces personnalités et sur les légendes aussi.
Mme Diallo : Serigne Fallou, il avait une femme qui s’appelait Maguette Ngom, c’est la grande sœur de Adja Madeleine Ngom. Quand ils ont divorcé, il y a un vieux qui s’appelle Amar Faye, qui lui a donné sa fille — chez les Mourides il y a ce qu’on appelle adya, tu prends de l’argent, tu le donnes au marabout en guise de soumission. Alors, Amar Faye, il a donné sa fille (Awa Faye, demi-sœur de Maguette Ngom) à Serigne Fallou en guise qu’adya. Il a eu deux enfants, l’un qui s’appelle Abdou Karim Mbacké, qui est très connu actuellement, c’est un très grand marabout du Sénégal, et une femme Sokhna Maï Mbacké, à qui Serigne Fallou à donné le nom de sa mère… Donc Serigne Fallou effectivement a eu une femme à Niaye Thiokers, près de notre maison familiale. Et je venais souvent, quand tout le monde savait que Serigne Fallou était là. Toutes les jeunes filles du quartier venaient pour participer à la préparation du repas et pour qu’il leur donne de l’argent.
L’histoire de Yaadikoone, c’était quelqu’un de très grand, très fort et il était très calme, gentil… Il était Robin des Bois. C’était quelqu’un qui n’aimait pas qu’on frappe les enfants et surtout pas les femmes. Si tu frappais une femme et qu’il ne te connaissait pas, il était capable de te tuer à cause de ça. Donc voilà le personnage de Yaadikoone.
Rosa : Quand a-t-il vécu Yaadikoone ?
Mme Diallo : Dans les années 30, 40 ou 50… il est né normalement dans les années 20, 25…
Rosa : Vous l’avez connu ?
Armin : Non, elle ne l’a pas connu, mais elle a entendu sa maman et sa grand-mère raconter ces histoires.
Mme Diallo : Il était grand, costaud, calme… On l’appelait Yadi… « Yadi, Yadi, Yadi ! » Tu le saluais, il te répondait gentiment. Il était très craint, c’était un homme de caractère…
Rosa : Et qu’est-ce que ça veut dire Yaadikoone ?
Mme Diallo : Yaadikoone, c’est un terme wolof qu’on emploie souvent pour des personnes qui restent très longtemps sans avoir d’enfants. Si à chaque fois que tu as un enfant il meurt, quand ensuite il y a un dernier qui vient, pour chasser le sort, on lui donne ce nom qui veut dire : « c’est toi qui étais venu ? Si tu veux revenir, tu le fais, et sinon tu repars… ». Ça jouait un rôle protecteur pour l’enfant pour qu’il ne meure pas. C’est une manière de dire qu’on a l’espoir qu’il ne va pas repartir. Souvent les enfants qui s’appellent comme ça, Yaadikoone, ou bien Amoul yakar, ce sont des noms qu’on donne au troisième ou quatrième enfant qui vient après des enfants mort-nés…
Rosa : Une autre chose qui nous a frappés, c’est le fait qu’il n’y ait pas d’eau courante dans les maisons à Niaye Thiokers. Donc les femmes doivent aller au puits chercher l’eau et pour laver le linge aussi…
Mme Diallo : À Niaye Thiokers il y avait au moins cent à cent dix puits, il n’y avait pas d’eau, et les gens privilégiés seulement avaient un robinet. La majeure partie des maisons avait des puits et la majeure partie des puits a été ensevelie aujourd’hui. Des puits qui font presque une cinquantaine de mètres de profondeur… Il y avait un vieux bambara qui avait quelque chose dans la tête sur le plan mystique : c’est lui qui faisait les puits. Il s’appelait Mamadou Koné. Tous les puits que tu vois à Niaye Thiokers, c’est ce vieux bambara qui les a creusés. C’était pas donné à n’importe qui parce qu’il y a des incantations qu’il faut faire. On ne pouvait pas creuser un puits juste comme ça sans exaucer ces incantations, sans faire appel aux esprits, et lui il avait cette connaissance… Il était de petite taille et il a fait tous les puits de Niaye Thiokers, y compris les puits que l’on peut voir aujourd’hui… Donc le puits de chez Boudou, c’est lui qui l’a fait.
Armin : Les habitants de Niaye Thiokers, où est-ce qu’ils faisaient leur cycle primaire ?
Mme Diallo : En fait à Niaye Thiokers il n’y a jamais eu d’école. Tous les enfants de Niaye Thiokers ont fait leur cycle primaire à l’école Thionk, à l’école Libération, à l’école Faidherbe, école Berthe Maubert… À part toutes ces écoles-là, les autres écoles étaient fréquentées par les enfants de colons, les blancs, les privilégiés… L’école Cathédrale, l’école Kléber…
Rosa : Par rapport à l’accès à l’eau, ce qui est très étonnant pour quelqu’un qui ne connaît pas Niaye Thiokers, c’est d’arriver au Plateau, dans la ville, et de trouver des puits. Piniang aussi a été très frappé par ce contraste d’une vie de village dans la ville.
Mme Diallo : Concernant la situation dans laquelle est Niaye Thiokers avec les puits, tout ça, il y a des bidonvilles comme ça dans la majeure partie de Dakar. Mon grand-père avait des maisons au centre-ville, ces maisons sont restées toujours à l’état naturel. Donc le problème d’eau à Niaye Thiokers est peut-être devenu plus important avec le temps, mais ce sont des choses dont je ne sais pas la cause… D’un côté on peut voir Niaye Thiokers comme une ville moderne, mais à l’intérieur c’est toujours resté un quartier…
Rosa : Le fait qu’il y ait des puits fait que c’est toujours resté un quartier communautaire. Si on imagine que chaque habitation va avoir de l’eau, cette vie communautaire va disparaître. Il y a cette tension entre la ville et le village, c’est une manière de vivre, c’est un comportement… Est-ce que pour les femmes c’est positif ou négatif cette question des puits ?
Mme Diallo : Quand l’eau revient, les gens y retournent avec le même enthousiasme, la même passion. Il faut faire vite avant que le puits ne se tarisse encore. Avec un robinet, ce n’est pas possible, ça manque de convivialité ! Cette ambiance, c’est vraiment une ambiance africaine, une ambiance qu’on a vécue, pourquoi ça ne pourrait pas continuer ? Chacun va voir l’autre chez lui et pourtant vous vous êtes seulement connus autour du puits. Avec un robinet, ce n’est pas possible, ça manque de convivialité… En ces temps il n’y avait pas beaucoup de robinets, si tu vois un robinet dans une maison, il faut faire 500 mètres pour voir un autre robinet… Ma mère, elle partait jusqu’à Cap Manuel pour chercher une bassine d’eau ! Tu as ton enfant dans le dos, tu marches avec une bassine… C’était comme ça… Les jeunes d’aujourd’hui, ils sont privilégiés.