Conversation avec Rosa Spaliviero, Armin Kane, Piniang, Mamadou Khouma Gueye / Dakar – janvier 2019
Babacar Ndoye : Le quartier de Niaye Thiokers c’était un peu les rescapés des villages Lébous, des Pencs Lébous qui ont été déplacés vers la Médina. Quand on parle des douze Pencs de Dakar, c’est douze familles Lébous qui ont signé des titres fonciers de propriété avec les colons à l’époque. Au préalable il y avait les Mandingues, mais il y avait des histoires entre les Lébous et les Mandingues, après les Mandingues sont partis les Lébous sont restés.
Vous parlez de la Médina, Malick Sy, c’est un peu la frontière entre le Plateau et le quartier indigène. C’est très simple, vous allez dans tous les quartiers coloniaux de toutes les villes coloniales, les colons étaient sur le « plateau », toujours en hauteur, physiquement, géographiquement, ils se positionnaient comme on fait en France : les châteaux sont en hauteur, ou avec une douve autour.
Cet esprit d’aménagement des espaces de vie (on ne parlait pas d’urbanisme à l’époque, même si c’est quand même ça, de l’urbanisme), c’est lorsqu’on réfléchit pour que les usagers puissent utiliser l’espace de la meilleure manière possible, y compris en tenant compte des raisons politiques et sécuritaires. Le quartier de Niaye Thiokers est une conséquence de ça. Vous prenez la cité Lat Dior, d’un côté vous avez le marché Sandaga, après vous avez le deuxième et le troisième camp. La cité Lat Dior c’était les sous-officiers, après vous aviez les officiers, après vous avez l’École des Arts. Donc si vous regardez toute cette partie-là, c’était la barrière sécuritaire qui protégeait Le Plateau de Niaye Thiokers. Après vous avez Rebeuss, c’était la prison, il n’y avait rien…
Au début, il n’y a pas eu d’urbanisation visible en termes d’assainissement, il n’y a pas d’eau, c’était vraiment un quartier très précaire… Quand on disait qu’on habitait à Niaye Thiokers les gens pensaient : c’est des bandits, c’est des pauvres, socialement c’est des gens qui sont en difficulté. En fait, historiquement c’était des étrangers qui habitaient à Niaye Thiokers. Ils travaillaient sur le Plateau de Dakar. C’était pas vraiment des habitations, c’était plus des baraques, des baraquements en bois, en paillotes, comme à Fass à l’époque. Petit à petit, le quartier s’est urbanisé sans vraiment une stratégie organisée par l’État pour donner des orientations spécifiques, pour définir un usage social, sécuritaire, environnemental et toutes les dynamiques de l’urbain dit classique. Il suffit de monter au Plateau on voit vraiment la différence. Le Plateau est à un kilomètre même pas.
Nous on habitait à la cité Lat Dior et il y avait le terminus des cars rapides qui faisait l’angle et la route qui descendait vers la corniche. En fait le transport des cars rapides c’était vraiment le transport indigène. Il ceinture le quartier. Il est jamais passé dans le centre-ville de Dakar, quartier Chancellerie, Ambassade française… actuellement encore les cars rapides ne passent pas dans ces quartiers, ils les contournent comme ils contournaient le Plateau. Et aujourd’hui, l’État a encore cette dynamique d’aménagement un peu… de ségrégation, qui a pour conséquences des quartiers comme Niaye Thiokers. Vous allez dans le quartier de Taïba à Grand Dakar, c’est le même principe… Malheureusement, cette dynamique-là existe encore dans des quartiers dits « urbanisés » à Dakar : c’est une conséquence des aménagements colons…
Remettre les espaces à plat ce serait dommage parce que le patrimoine immatériel, je pense que c’est intéressant de le garder. Mais maintenant la population a augmenté (en 1960 on était 300 000 habitants, aujourd’hui dans la région de Dakar, on est à 3 700 000, bientôt 4 millions). Donc le quartier de Niaye Thiokers a forcément subi cette poussée démographique. La conséquence c’est forcément qu’il est plus visible. Pas forcément en bien ou en mal, mais on se rend compte qu’il y a un « bouillon de culture » qui risque d’exploser. Il faut vraiment réfléchir et regarder comment le quartier a muté, pourquoi il a muté, quelles sont les conséquences sur les quartiers limitrophes, quel est le lien qu’on peut avoir avec ça : l’histoire, le patrimoine…
Si on n’essaye pas de comprendre l’histoire, on va toujours se perdre. Quand on était petit, la cité militaire était différente de Niaye Thiokers, pourtant c’était le même quartier. Avec ma femme, on se connaît depuis qu’on est tout petit, on habitait donc le même quartier, mais elle habitait à Niaye Thiokers et je me rappelle elle me disait : « Ah toi tu habites à Rebeuss, me parles pas de… ». Cette dynamique-là, elle existait et elle existe encore. Les gens qui habitent au Plateau et dans les quartiers un peu plus organisés géopolitiquement, ont tendance à se mettre au-dessus… on fonctionne encore comme ça… C’est un vrai problème, je pense que le genre de projet comme le vôtre permettra de sortir ces quartiers-là de leur neutralité. Je parle de neutralité parce que c’est des quartiers qui sont inconnus, et pourtant il y a des gens qui sont cent fois plus intelligents que ceux du Plateau, que ceux des beaux quartiers, comme on pourrait dire…
Maintenant quand je me connecte à Dakar, je suis triste, je n’y vais pas la journée, j’y vais que le soir, parce que je n’ai aucun plaisir à me balader… Il n’y a plus cette dynamique que l’on connaissait quand on était petit, cette image, le marché Sandaga, les cinémas, le Camp, Rebeuss, Niaye Thiokers… toutes ces choses-là on disparu…
Quel est l’intérêt de faire une ville dont on va chercher une image aux États-Unis ou à Montréal pour la poser ici. Est-ce qu’on consomme l’espace de la même manière ? Une famille sénégalaise a une manière de consommer l’espace : elle a besoin d’un espace intérieur et d’un espace extérieur. Vous ne pouvez pas mettre une famille sénégalaise dans un appartement, parce que dans nos activités journalières, on a des activités qui sont forcément faites à l’extérieur. Je parle de la cuisine, je parle du linge, je parle des débats, échanges dans la cour…
Prenez n’importe quelle ethnie sénégalaise que ce soit les Sérères, les Bassari, les Lébous, les Diolas, notre manière de fonctionner dans l’espace, c’est toujours avec un espace central, et on est autour. Chez les Lébous il y a trois espaces : le djaraf, le ndey ji rew et le saltigué, qui ont une dynamique politique. Tout autour, ce qu’on appelle le Penc, en fait c’est le village. Et la place du milieu, c’est la place où on se rencontre, ou on échange, c’est l’arbre à palabre, avec le baobab et les femmes. C’est notre histoire. Et on ne peut pas le nier : vous allez à Dakar, rue Rafanel, derrière, vous avez le Penc de Mbot, vous avez le Penc de Thierigne. Ils sont toujours sur place. Il y a le saltigué qui habite encore dans sa baraque, et en front urbain, un immeuble européen qui se pose là… pourtant les Pencs sont encore sur place. Ce patrimoine immatériel c’est important, on ne peut pas faire une table rase de ça. Mais quand on en parle, les gens disent : « Ouh là là ! Il rêve ! »
Armin : En tous cas, moi qui suis intéressé par l’histoire de Niaye Thiokers, pour la première fois il y a des choses que j’ai entendu aujourd’hui qu’on ne m’a jamais dit. J’ai entendu une histoire du quartier et beaucoup de gens ne la connaissent pas. Nous avons tous cherché dans les archives, on n’a rien trouvé. C’était une surprise parce qu’on ne pouvait pas imaginer qu’un quartier aussi important n’avait pas d’histoire écrite. Tout ce qu’on a eu c’est des informations de bouche à oreille. (…)
Babacar Ndoye : Toutes ces choses que je vous dis, quand j’habitais dans le quartier, ça m’intéressait pas. Bon j’étais jeune, quand j’ai quitté le quartier, j’avais quinze ans…
C’est vrai que je ne me suis pas présenté : je suis Babacar Ndoye, je suis urbaniste, expert immobilier, et architecte à mes heures perdues. J’ai commencé des études d’architecture, j’ai arrêté parce que je m’intéressais plus à l’urbanisme, à l’immobilier, à la manière d’habiter… J’ai bossé pendant quatorze ans en France, et depuis 2009, je suis revenu au Sénégal, et j’ai monté un cabinet de conseil en urbanisme et architecture, et je travaille en parallèle avec Jean Charles Tall à l’École d’Architecture. Je suis responsable de l’atelier d’archi et de la connexion avec les étrangers…
En parallèle, j’adore l’Art, je monte des « Off » pendant la Biennale. Je travaille avec certains artistes, et je fais des expos, je les aide à produire, à avoir une visibilité… et à mes heures perdues, s’il me reste un peu de temps, je travaille avec une association qui s’appelle « Save Dakar » qui essaye de gérer tout ce qui est environnemental…
Rosa : Comment ça se fait que l’État n’ait pas de vision politique et que ce soit aussi abandonné ?
Babacar Ndoye : En fait le problème c’est parce qu’ils ne savent pas… À la place de L’École des Arts ils ont mis une station Total ! Déjà cette dichotomie-là : École des Arts/station Total, waouh ! Le problème c’est juste que, actuellement, vous allez au Ministère de l’Urbanisme, il n’y a pas d’urbanistes, ils sont tous partis à la retraite… Vous allez à la DUA, là-bas il y en a peut-être un… On n’a pas cette vision de transformer l’urbain, organiser l’espace prospectivement. Dans le cas où la population augmente, on a plus le besoin de consolider, les espaces changent. L’État il a une vision vénale des espaces vides. Regardez ce qui s’est passé : là où il y a le Tribunal, c’était des immeubles, des professeurs de l’université, des proviseurs, tout ça. Donc à Sandaga, à l’École Militaire, et juste en face de l’École des Arts, il y avait les familles des gens qui travaillaient dans les grandes écoles. On était encore dans une dynamique administrative qu’on a récupéré de la colonisation, c’est ce patrimoine-là qui nous est resté. Après, quand on basculait à Niaye Thiokers, il y avait des habitats, mais c’était précaire. En fait, ce que vous voyez aujourd’hui, peut-être en un peu plus délabré, c’est ce qui existait déjà. À l’époque, il y avait la maison de Douta Seck et on a laissé cette maison tomber dans l’eau : ça ne dérange personne… Donc pour moi c’est vraiment que, pour l’État, il y a juste cet aspect vénal. Il ne se rend pas compte qu’une ville doit avoir une âme, qu’une ville doit avoir une histoire. Comment on fait pour capter les gens ? Qu’est-ce qu’on va essayer de dire aux jeunes, c’est quoi notre patrimoine ?
Chaque fois que l’État touche à l’espace foncier, c’est un problème. Au Sénégal les gens disent que voilà, on est venu prendre nos terres… mais tu n’as pas une dynamique pour organiser les espaces et se dire que dans quelques années on doit faire quelque chose qui peut être intéressant et utile pour les populations.
Quand on était jeune, on était dans le camp, on voulait aller au cinéma, vous savez ce qu’on faisait ? Il y avait les cars rapides qui se garaient, juste le long du camp. Les apprentis demandaient de l’eau, donc on leur donnait des bouteilles d’eau, et ils nous donnaient vingt-cinq francs à chaque fois. On avait trois bouteilles, on avait soixante-quinze francs, on allait au cinéma El Malick. À l’époque c’était soixante-quinze francs la séance. Et ça, pour moi, quand je passe là-bas, je pense à ça et je pleure.
Il y avait un terrain de basket dans notre rue, un terrain de football, un terrain de tennis dans l’École des Arts, en face du bâtiment. Donc tous ces équipements qui servent aux populations, de loisirs, de… Un choix de consommer l’espace qui n’est pas contraint ou subi, mais un choix qu’on fait vraiment parce qu’on a envie d’agrément… là, toutes ces choses-là ont disparu. On va à Dakar parce qu’on va au Tribunal, à la Station Total… Le terminus des cars rapides, je passe même pas devant tellement j’ai été traumatisé. Je le contourne, jamais je suis rentré dedans.
Et malgré ça, c’était des quartiers où les gens étaient carré quoi. Le Niaye Thiokers que vous voyez maintenant c’est pas le Niaye Thiokers qu’on a connu quand on était jeune. En termes de respect, en terme relationnel, d’échanges entre les familles, c’était pas du tout comme ça, les gens étaient dans un partage phénoménal. La petite histoire : ce que je faisais, ce que ma femme faisait, dans le camp militaire, pour me dire que son père n’était pas là-bas, elle mettait un drapeau au balcon ! (rires)
Alors moi je me mettais le long de la clôture, s’il y avait un drapeau… Parce que, vous savez comment c’était, on pouvait pas aller draguer si les parents… Pour vous dire que ce relationnel-là…
Pour moi c’est des liens… c’est ça qui fait une ville… c’est ça qui fait que cette ville a une identité, il y a des gens qui sont là. On faisait pas de bêtises parce qu’on savait qu’à telle heure Mme G… était devant sa porte, ou que son mari était sur son balcon de telle heure à telle heure, donc, il y avait des repères urbains, des repères sociaux, et pleins d’indicateurs qui étaient dans le quartier.
Armin : À l’image de tous les quartiers populaires du monde, le développement a fait que beaucoup de choses ont disparu, et la meilleure façon de se les remémorer, c’est les souvenirs. À Niaye Thiokers, des gens pensaient que la meilleure façon de faire face au Plateau, c’était de conserver cette mentalité de la vie en communauté comme chez les Lébous. Chez les Lébous c’est des concessions, c’est plusieurs familles dans un quartier. Si aujourd’hui on devait refaire le quartier de Niaye Thiokers, qu’est-ce qu’on devrait revoir par rapport à la situation actuelle ?
Babacar Ndoye : C’est difficile de répondre à ça parce que je suis pas allé dans le quartier de Niaye Thiokers depuis très longtemps. Mais quand même pour moi, un quartier a besoin de repères. Forcément en se baladant dans le quartier, vous qui le connaissez mieux que moi maintenant, vous avez certainement des points de repère, des points de rencontre que vous avez pu identifier qui sont vraiment essentiels au quartier. Il y a plein de puits qui ont été bouchés, il doit certainement en rester… Je pense qu’il y a certains potentiels qu’on doit essayer de revaloriser. Après, on ne peut pas faire autrement : la modernité arrive, on est forcément obligés de densifier, forcément obligés de changer nos manières de voir…
Mamadou Khouma Gueye : Moi, ça me fait penser à deux choses : qu’est-ce qui est patrimoine universel de l’humanité ? Qu’est-ce que pour nous Sénégalais on doit considérer comme notre patrimoine ? Parce que ce qu’on considère généralement comme patrimoine, c’est généralement lié à la colonisation…
Il y a plusieurs choses : il y a l’aspect « patrimoine UNESCO » ou « universel » comme vous l’appelez, ça, pour moi, c’est encore de la colonisation. Je ne rentre pas dans cette dynamique du « c’est bien c’est pas bien », je ne veux pas juger, je veux juste avoir l’intérêt en termes de recherche. Le patrimoine de Gorée, le patrimoine de Saint-Louis, pour moi en termes de recherche, ça n’a pas un grand intérêt. Le patrimoine, c’est une trace de l’histoire, c’est un temps de l’histoire, ça existe, on l’a vécu. On le vit encore tous les jours : quand on se balade dans les rues de Dakar, on a encore des bâtiments coloniaux. Donc ça, ça a existé et ça existe encore. C’est un patrimoine, c’est notre patrimoine, même s’il est hybride, on l’a quand même sur nos territoires. Est-ce que ce patrimoine-là est adapté à nos besoins à nous ? C’est peut-être la question qu’il faut se poser. Comme je disais tout à l’heure, en termes d’usage de l’espace, on a une manière totalement différente, et même en termes de climat. Nous, dans notre cellule familiale on a : papa, maman, les enfants, il y a l’oncle, la tata, le cousin, la nièce, et peut-être les grands-parents… donc, une cellule familiale qui est beaucoup plus grande en termes de besoin d’espace intérieur… quand on fait des logements, on ne les adapte pas à notre cellule familiale. On a tendance à faire deux chambres salon, au maximum c’est trois couchages, donc les enfants, les parents, et tous les autres ascendants, on les met dans la même pièce, et donc ça marche pas. C’est vrai, vous sortez un peu de Dakar, on vous dit il y a des viols, il y a de l’inceste, mais c’est normal quand on vit dans cette promiscuité-là…
Donc, nos espaces ont besoin d’être grands parce qu’on a différentes tranches d’âge dans la cellule familiale. Nos espaces ont besoin d’être différents parce qu’on a tendance à laver à la grande eau. C’est ça les usages qu’on doit adapter à nos lieux d’habitation et à nos lieux extérieurs de vie. Ici, 80 % de la population marche, ce n’est pas faute de moyens de transport adaptés, mais parce qu’au village il n’y a pas de voitures. Les villes qui sont pas colonisées, comment elles sont ? Vous avez des routes qui ne sont pas larges : elles font 1,20 m, 1,40 m. Les habitants ne connaissent pas la voiture : ils se déplacent à dos d’âne ou à charrette. Nous, on a connu la voiture parce qu’on a été colonisés, et donc on a organisé les espaces en fonction de la voiture…
Il faut faire basculer le patrimoine au XXIe en sorte d’essayer d’adapter ces choses-là à nos manières de consommer l’espace, à nos manières de nous déplacer, à nos manières de vivre tous les jours.
Donc pour revenir sur ce que tu disais : cette matérialité-là qui est visible, c’est un patrimoine qui est comme une égratignure parce qu’il y a eu oppression, il y a eu ségrégation, il y a eu tout ça… Je pense qu’il faut passer le cap : il est présent, on l’accepte, on avance. Même si la boulimie foncière est là, nous on est encore là. C’est un quartier qu’il faut valoriser. Essayer de faire en sorte que ce quartier résiste malgré la difficulté : une ville doit avoir une histoire. Vous allez à Malick, à Ngor, vous rentrez dans une maison, après un kilomètre vous pouvez sortir de l’autre côté, parce que les concessions Lébous se collent les unes aux autres : il n’y a pas d’espace privé, parce qu’on considère qu’on est une communauté. Chacun a peut-être son espace, mais il y a l’espace collectif de partage. Nous, au quartier de Niayes Thiokers, au quartier de Rebeuss, à la cité Lat Dior, c’était comme ça, parce que c’est comme ça qu’on fonctionnait culturellement. Maintenant on devient de plus en plus européens. Parce qu’on a le costard, parce que je sais pas quoi… Alors que non ! C’est pas là qu’on doit aller…
Donc, toutes ces choses-là il faut les prendre en ligne de compte. Pour moi, c’est là où l’État à failli, dans ces différentes cultures urbaines. L’histoire de l’organisation urbaine de Dakar est faite de déguerpissements successifs : on connaît tous l’incendie de Fass en 1984… Fass, quartier totalement précaire à la limite de la Médina. À l’origine, c’était un champ et parce que c’était un colon qui était propriétaire, ça n’a jamais été réellement urbanisé. Et aujourd’hui encore, ce quartier n’est pas assaini. Petit à petit, le propriétaire a vendu, on a fait des fronts urbains en HLM et monté des bâtis.
Hockh par exemple, c’était un Penc dans le centre de Dakar-Plateau, et il s’est retrouvé à la Médina. À l’époque, les douze Pencs Lébous, c’étaient douze familles Lébous qui étaient dans le centre-ville du Plateau. Comme ça s’est passé dans toutes les villes du monde lorsqu’il y a une surcharge de population sans assainissement, il y a eu des maladies : la peste et tout ça… Entre 1905 et 1914, le quartier de la Médina a été créé, le prétexte c’était l’épidémie de peste, mais en fait, c’était plus pour sortir les Lébous du quartier du Plateau, pour pouvoir plus l’urbaniser et l’organiser. Et c’est après que six Pencs sont restés au centre-ville Plateau et six sont venus à la Médina. Maintenant c’est un patrimoine classé. La mosquée de Santhiaba par exemple…
Piniang : Même avant ce projet, je m’étais toujours intéressé à certains phénomènes par rapport à cette façon de penser sans tenir compte des réalités… peut être qu’il y a une évolution sur ces choix-là, parce que tous les cabinets qui viennent s’installer à Dakar, la plupart des gens se sont formés à l’extérieur, ces personnes sont venues avec l’influence occidentale : par exemple on voit de plus en plus l’utilisation du verre dans tous les nouveaux bâtiments… Ma question c’est : est-ce que la modernité c’est par rapport au choix des matériaux ? C’est quoi la modernité ?
Babacar Ndoye : Pour moi la modernité c’est pas le choix des matériaux. Construire à Dakar en verre ça n’a pas de sens. Par exemple vous prenez l’immeuble d’Orange une vraie façade en verre exposée plein ouest : le soleil à partir de 14 heures jusqu’à 18 heures, les rayons de soleil sont très très chauds et tapent sur une façade en verre, ça fait un effet de serre à l’intérieur, tu mets la clim, ça sert à rien et ça coûte beaucoup d’argent. Ils ont essayé de rattraper le tout avec des moucharabiés quelque temps après. Mais, est-ce que le verre c’est la modernité ou pas ? Oui et non, parce qu’on peut construire un bâtiment en terre, rentrer dedans et c’est super-moderne. Pour nous, la modernité, ça rime avec du béton, du verre, de l’acier, alors que moi, je relève le défi de vous amener une maison en terre, complètement en terre, hypermoderne. Vous rentrez à l’intérieur et il fait frais, même s’il fait 40 ° dehors… Pour moi la modernité ce serait plutôt dans des aspects de confort… Au village ils font 10 km à pied pour avoir du bois : pour moi, la modernité, ce serait de faciliter les choses dont on a besoin. Faciliter les usages. (…) D’où la nécessité de se poser pour faire un bilan de tout ça, et de dire maintenant où on va et comment on y va.
Un exemple très simple : on a actuellement la zone de Damniado, le Pôle urbain de Damniado. On nous dit c’est un Pôle urbain, on nous dit c’est une « ville nouvelle »…
Piniang : Smart City !
Babacar Ndoye : Oui, une Smart City avec une autoroute qui passe au milieu et pas de moyen de franchissement possible ni en voiture ni à pied, moi j’ai jamais vu ça ! Une Smart City c’est une interconnexion, la ville elle doit être innervée de tout ce dont on a besoin pour une Smart City . Quand j’ai besoin de mon pain, je vais à 300 mètres, et je vais à pied. Quand j’ai besoin d’un pharmacien ou d’un autre service, je sais que c’est à 450 mètres, je vais le faire à pied. Dans la tête, mentalement on est connecté comme ça, au-delà de six cents, sept cents mètres, on a tendance à prendre la voiture… Nous, sénégalais, on prend la voiture tout le temps ! Ça, c’est notre force ! On a besoin de se garer là, là… même si on pouvait on se garerait à l’étage ! J’ai été convoqué deux fois à la DUA — la DUA maintenant c’est la DGUA, Direction Générale de l’Urbanisme et de l’Architecture — donc j’y vais, on me présente le projet, en termes de services, en termes de mobilité… je dis : d’accord, vous me dites que vous mettez 40 % de social en habitat 60 % de standing : ça, ça marche pas, parce que légalement c’est 80 % de social et 20 % de standing, en termes de familles. Vous me dites que vous mettez des petits logements, des studios à 17 millions, alors qu’à Dakar une famille c’est quinze personnes minimum, un studio ça marche pas. Et en plus vous me mettez une autoroute au milieu ! Ça, ça marche encore moins ! À partir de ce moment-là, je n’ai plus été convoqué ni au ministère ni à la DGUA !
Armin : Par rapport à ce qui s’est dit sur le patrimoine, on n’est pas obligés de suivre textuellement ce qu’on applique ailleurs ou ce qu’on applique ici, ça peut-être juste des références pour repartir sur de nouvelles bases. Djibril Diop Mambety, je suis presque sûr qu’il est parti des choses les plus simples. Quand tu regardes ses films, c’est comme si on parle de toi, il nous interpelle parce qu’il a retracé l’histoire des gens du commun.
Je pense que le choix d’être soi-même est un courage qu’il ne faut pas abandonner : nous avons été colonisés, nous avons été à l’école, nous avons eu des connaissances universelles, nous avons tous appris la même histoire… maintenant, est-ce que nous devons rester dans ce commun acquis ou bien est-ce qu’on doit se ressourcer par rapport à notre propre histoire ? Parce que, si nous devons adapter notre vie théoriquement, il faut aussi l’adapter à nos réalités socioculturelles, nos réalités sociopolitiques… Est-ce qu’il est encore temps de nous réapproprier notre propre histoire. À mon avis, c’est là où nous en sommes pour Niaye Thiokers. Parce qu’au plan politique, ce quartier n’a pas une chance de résister, il y a la spéculation, les gens sont très pauvres : à 800 000 francs le m2, ils sont tentés… Il y a des gens qui résistent qui disent : « Je suis viscéralement lié à cette terre, j’ai envie de mourir ici… », même si ce qu’ils disent est vrai, ceux qui viennent de naître n’ont pas cette mentalité.
Demandez à tous les gens de Niaye Thiokers : vous connaissez le patrimoine ? ils vous diront : Mais qu’est-ce que c’est le patrimoine ? Nous on a envie de vivre décemment, d’avoir une belle voiture et une belle maison…
Ils ne sont pas encore prêts à conserver leur maison telle qu’elle est. Nous n’avons pas cette culture…
Babacar Ndoye : Ce que disait Armin, c’est très important. Il était en train de nous dire qu’on a eu une formation plutôt européenne, mais qu’en est-il de nous ? Quel intérêt on porte au patrimoine, ou à nos manières de vivre, à nos territoires, à nos biens ? La première des priorités au Sénégal pour n’importe quel chef de famille, c’est la dépense quotidienne. Il n’a pas à réfléchir, pas à dire il faut qu’on conserve ci ou ça… non, il faut qu’il dise : je vais voir comment je fais pour remplir mon frigo, et chauffer la marmite pour les enfants. Et quand on est dans une dynamique comme ça, c’est difficile de pouvoir se poser, et de se dire : OK, faisons des recherches sur le patrimoine, sur comment on peut le mettre en valeur, et quel est d’ailleurs le patrimoine matériel, immatériel, transmit ou inné… il n’a pas ces attentes-là. Le vieux qui est à Niaye Thiokers, qui a sa concession originellement, lui, il a toute une histoire avec le quartier. Mais la personne qui est juste venue, qui est locataire ou la deuxième ou la troisième génération, ils s’en fichent. D’ailleurs ce qui se passe en général, même à Dakar, quand il y a les enfants ou les petits-enfants : c’est eux qui vendent les terres, parce qu’ils n’ont pas cet attachement dont parlait Armin. Ce qui est dans les tripes, ces histoires de quartier, ces échanges avec les autres, les vieux du quartier… La deuxième génération n’a pas ça : ils vont penser vénal… 800 000 mille francs le m2, qu’est ce qu’on fait ? On vend, on part !… pour habiter ailleurs.
Rosa : On a l’impression de parler des racines, de l’identité, du passé, des racines, de chez soi, de notre appartenance… Mais ce que j’ai appris de ce quartier et qui m’a beaucoup touché, c’est le fait que Niaye Thiokers était composé d’une multiplicité de cultures… Tu avais des Maures, des Libanais, des Mauritaniens, des Cap-Verdiens, des Sénégalais… Parce que c’était aussi un lieu de passage. C’était un lieu où les gens pouvaient aller pour se réfugier, pour sortir de leurs problèmes… Il y avait des brigands qui avaient des choses à cacher, mais c’était un lieu où tu pouvais te recréer, où tu pouvais renaître… Tout ce métissage, cette multi-culturalité qui crée du chaos, de la confusion, du danger, ça nous appartient à tous… Il y a peut-être un mauvais côté, mais tout ce croisement-là, c’est aussi ce qui fait la richesse de Niaye Thiokers, qui a fait que les artistes ont été tellement inspirés par ce lieu et qui fait aussi qu’une conscience politique se soit forgée là.
Armin : Les trois catégories sociales à Niayes Thiokers c’était les propriétaires, les autres c’était des maisons environnantes où habitaient les Lébous et les gens plus ou moins nantis, et la troisième catégorie c’était ceux qui habitaient des taudis, des gens qui venaient de l’intérieur du pays et de la sous-région. Un Lébou qui habitait à Ouakam a fait des petits baraquements qu’il louait à des gens qui travaillaient au marché la menace (la menace veut dire le Plateau). Ils allaient là-bas travailler et ils revenaient à Niaye Thiokers pour dormir, parce qu’ils ne pouvaient pas aller ailleurs parce que tout était des espaces marécageux. Avec le temps, ces gens se sont habitués à ce quartier, ils y ont créé des familles… Ils sont devenus amis avec les natifs du quartier. Après, on n’a pas pu distinguer qui vient de Niaye Thiokers et qui vient de l’extérieur. Là, ça a été une richesse, effectivement. Ensuite, il y a des gens qui n’ont pas eu le temps d’être éduqués parce qu’ils n’avaient pas de femmes avec eux. Il n’y avait plus de norme, c’était des petites ruelles où les gens passaient et revenaient… on ne savait pas qui habite ici ou quoi… Maintenant avec le temps ils ont formalisé tout ça pour devenir des propriétés privées. Mais tout ce qu’on peut dire c’est que Niaye Thiokers a perdu son âme !
Babacar Ndoye : Et puis c’était un lieu d’exutoire. Vous avez tous vu Borom Sarret… Borom Sarret ça a marqué vraiment la frontière entre la ville coloniale et les taudis de Niaye Thiokers et de Rebeuss. C’était le lieu où quand les gens se retrouvaient là-bas, après le travail au Marché Sandaga et au Plateau, c’était un peu : y’en a marre du colon avec toutes ses règles… On n’a pas le droit de monter en charrette, on a pas le droit de jeter des trucs, on a pas le doit de marcher le long du trottoir… Il y avait plein plein plein de règles comme ça, que les gens indigènes, comme on nous nommait, n’acceptaient pas… Parce que quoi qu’on dise, il y avait en permanence une sorte d’oppression qui était sur leur tête… il y avait toujours cette tendance de confrontation. Quand on arrivait à Niaye Thiokers, c’était un peu le lieu de liberté, d’échange entre nous, sans mélange avec le colon. Et ça, c’est vraiment cette âme-là, cette racine-là qu’il faut garder.