Conversation avec Rosa Spaliviero / Résidence SET BET SET de Popenguine : 30 janvier 2019
Moussa Sene Absa : Ceux qui étaient à Niaye Thiokers, pour moi, c’était des gens un peu à la marge des choses et qui essayaient d’être un peu plus sociables. Ils n’étaient pas si méchants avec les jeunes et les enfants. Ils étaient plus méchants entre eux, parce qu’il y avait des histoires de territoires… Comme le principe du gang, chaque coin avait son parrain, qui dealait de la drogue et faisait travailler quelques filles… Je suis sûr qu’il y a eu des histoires incroyables là-bas, dans Niaye Thiokers.
Rosa : Et le côté mystique ? Vous m’avez parlé du côté mystique aussi.
Moussa Sene Absa : Oui parce que Niaye Thiokers c’est le repère de Leuk Daour. Et Leuk Daour c’est le génie de Dakar qui tous les soirs quitte l’Ilot Sarpan, vient à Dakar pour veiller sur les âmes. Et il y a beaucoup d’histoires qui ont trait à Niaye Thiokers dans l’imaginaire collectif, c’est que Leuk Daour c’est un cheval mi-homme mi-cheval, un centaure. Et la nuit tu entends les pattes du centaure sur le matelas. Et il y a des gens qui disent : « oui, j’ai entendu Leuk Daour hier nuit ». Donc, cet imaginaire du refuge de Leuk Daour fait aussi de Niaye Thiokers un repaire de tous les esprits. Les esprits maléfiques plus que les esprits bénéfiques. Donc on avait peur de Niaye Thiokers aussi pour ça. On pensait que les gens qui y habitent sont fous, parce que c’est là où se promène Leuk Daour la nuit… Comment peuvent-ils habiter avec un génie aussi dangereux que Leuk Daour ? Donc, dans l’imaginaire collectif Leuk Daour est un habitant de Niayes Thioker.
Rosa : J’ai été à l’Ilot Sarpan la semaine passée, et là, il y a l’arbre sacré, je me suis retournée vers la ville à partir de l’arbre, et en ligne droite c’est Niaye Thiokers. Je sais pas si c’est mon imaginaire, mais c’est presque géométrique.
Moussa Sene Absa : Mais c’est peut-être la raison pour laquelle les gens, les habitants de Niaye Thiokers sont convaincus que Leuk Daour vient leur rendre visite tous les soirs. Les enfants, on leur demande toujours de rentrer avant le coucher du soleil parce que Leuk Daour va passer. C’est dans l’imaginaire de tous les enfants de Dakar : pour te faire peur, on te dit : « écoute, tu vas rencontrer Leuk Daour si tu fais pas gaffe ». Tout ça pour dire que là où habitent les génies, forcément féconde la création. Parce que le génie est créatif, le génie est stimulant, le génie est inspirant. Le génie en fait c’est une muse et tous les artistes se sont retrouvés dans le temple de la muse. Chacun y allant de son élan… Je me rappelle toujours au Village des Arts, il fourmillait de talents : des Zoulou, des Mbaye Diop, des Khalifa Gueye, des Manga, des Boudiouf… tous ces artistes-là avaient investi le Village des Arts qui jouxtait Niaye Thiokers, le lieu devenait ainsi un réservoir créatif de tout ce que Niaye Thiokers déversait, et de ce fait, ces artistes devenaient comme des messagers de Leuk Daour. Et on peut dire que l’École de Dakar en peinture s’est inspirée de l’esprit de Niaye Thiokers. Cet esprit négro-africain, cosmogonique, où la création est très spontanée… elle est vibrante, elle permet un peu une irrévérence aux formes. C’était pas de l’académisme, les gens peignaient par liberté, les peintres de cette époque ont fait des choses extraordinaires, extraordinaires ! Quand tu vois les peintures qui ont été faites au Village des Arts de cette époque, ça n’a rien à voir avec la peinture qu’on fait aujourd’hui, on sentait une envie… c’était comme si ils étaient habités par un esprit. Et cet esprit c’est Leuk Daour.
Rosa : Et l’autre fois vous m’avez parlé aussi du Ravin des Maures, le Khourounar?
Moussa Sene Absa : Oui, le Khourounar… Je crois… pour moi, quand j’étais enfant… il y avait des endroits à Dakar où les Maures faisaient de la teinture…. Et dans mon imaginaire d’enfant, je le situais à Niaye Thiokers, c’était une endroit où ça sentait un peu le musc, ce matériau qu’on utilise pour teindre, le «net net», il y avait une odeur comme ça qui se dégageait et qui faisait que, dès que tu rentrais là, ça sentait le Maure. ça sentait le tissu du Maure, cette cotonnade imbibée d’un liquide indigo, bleuâtre, qui avait la tonalité d’un bleu qui se trouve d’ailleurs dans mon film «Tableau Ferraille». J’ai utilisé cette teinture-là, parce que, Khourounar, le Ravin du Maure, c’est le repaire des bandits les plus dangereux.. Parce que c’était un ravin, tu imagines, le bout d’un ravin, c’est un trou. Et c’est là, dans mon imaginaire, c’est là où se cachaient les gens les plus dangereux, maintenant il y a un Khourounar qui se trouve vers Guédiawaye, mais le Khourounar original c’est dans ces zones-là…
Rosa : Dans le projet, on a beaucoup interrogé le futur de Niayes Thioker, puisqu’on voit que toutes ces habitations qui étaient déjà pauvres sont vraiment en train de se décomposer et qu’il y a une forte spéculation immobilière. Avec des étudiants du Collège d’Architecture qui ont été faire un travail sur le terrain, on a relevé 26 maisons de type architecture métisse, donc un mélange d’architecture coloniale inspirée des modèles coloniaux, mais aussi faite avec les matériaux d’ici par des grandes familles sénégalaises. Donc vous, comment vous imaginez le futur de Niaye Thiokers ? Parce que nous, nous sommes dans des questionnements, mais aussi dans une forme d’utopie…
Moussa Sene Absa : Pour moi le futur de Niaye Thiokers pourrait être une zone de galeries d’Art, une zone de restaurants, d’espaces, des jardins, une zone où il y a un musée, une zone où il y a une grande bibliothèque, un beau cinéma. Ça peut-être vraiment le poumon culturel de la ville de Dakar… Parce que géographiquement l’espace est extrêmement… ça donne sur la mer, c’est à l’entrée de Dakar, ça fait quartier populaire. J’ai toujours vu Niaye Thiokers dans le futur comme l’endroit, où on pourrait faire… La Villette. C’est une configuration qui peut aller dans le sens d’un renouveau culturel de ce pays. Je vois d’énormes ateliers, je vois des galeries, je vois des bibliothèques, des salles de cinéma, des théâtres… Ce serait vraiment génial !
Rosa : Et quelque part, Niaye Thiokers l’a été un petit peu, avec l’École des Arts, il y avait des troupes de théâtre aussi… les orchestres aussi, apparemment les plus grands orchestres du Sénégal…
Moussa Sene Absa : C’est vraiment redonner à Niaye Thiokers ce qui lui appartient. : l’École des Arts qui était là-bas, le Village des Arts qui était là-bas, les salles de cinéma qui étaient là-bas, les endroits où les musiciens répétaient qui était là-bas, les poètes ont écrit des choses dessus… Pour moi Niaye Thiokers devrait redevenir ce berceau de la création urbaine, là où quand tu veux visiter le Sénégal, le Dakar culturel, tu vas à Niaye Thiokers. Parce que c’est là où tout a commencé, là où convergeaient tous les artistes. Ils y ont même habité à un moment ou à un autre.
Rosa : Et le passage de Djibril Diop Mambéty, vous l’avez connu ? Le passage à la fois en tant qu’artiste, poète et cinéaste à Niaye Thiokers, mais aussi avec tout le projet dont vous m’aviez parlé avec Joe Ouakam…
Moussa Sene Absa : En fait, lui il voulait que le marché Sandaga soit transformé en musée et je crois que c’est une idée extraordinaire. Pour moi le musée qu’ils ont construit là, il fallait le mettre à Niaye Thiokers. Il fallait utiliser le marché Sandaga et créer un autre marché beaucoup plus moderne, parce que ce marché va s’écrouler un jour sur la tête des gens : c’est en ruine là, c’est dans un état incroyable ! Et c’est même pas sécure, donc : il faut raser ça et en faire… D’abord, le carrefour qu’il utilise, c’est vraiment… Il est entouré de toutes les ruelles d’accès. C’est vraiment à Sandaga qu’il fallait le mettre.
Rosa : On a été amené là-bas grâce à Armin Kane, ses arrières grands-parents, ses grands-parents y ont vécu. Il voulait qu’on aille explorer ce terrain pour sauvegarder la mémoire de Niaye Thiokers, puisqu’elle est en train de disparaître, donc lui a fait tout un travail d’archives, il a pas trouvé grand-chose dans les archives officielles, donc il a cherché sur Internet, et aussi chez les particuliers, il a fait tout un travail d’entretien avec les vieux du quartier qui ont raconté l’histoire de leur famille. Et donc, après cette étape, ils ont reconstitué en maquette des parcelles de Niaye Thiokers, avec les cours et les anciennes maisons et dedans ils vont filmer des animations. C’est ça le projet actuel. Et donc, est-ce que vous vous avez fréquenté les cinémas de Niayes Thioker ? Les premiers films ou pas les premiers films ?
Moussa Sene Absa : Ah oui ! Pas les premiers films, mais comme le Lycée Van Vo Lanoven n’était pas loin, le Lamine Gueye n’était pas loin, je descendais et j’allais au bout de Niaye Thiokers, près du Palais de Justice, là il y avait une salle de cinéma et j’allais là-bas. Ça coûtait pas cher, c’était dangereux quand même d’y aller. Je me rappelle toujours que j’avais une sœur qui m’avait offert une chaîne en or avec un pistolet, le pendentif était un pistolet, et c’est à Niaye Thiokers qu’on me l’a pris. Et le mec qui l’a pris, il l’a arraché ! Il m’a regardé droit dans les yeux… Des yeux rouge sang ! Le caïd du coin quoi… Il me regarde et moi je me mets à pleurer, et puis il me dit : « tu te casses loin ! », je ne suis même pas rentré voir le film… je suis rentré en larmes, parce que j’y tenais tellement à cette chaîne… Voilà, ça c’est l’anecdote de Niaye Thiokers et de la chaîne que ma cousine m’avait offerte…
Rosa : J’avais vu ce film de Jean-Pierre Bekolo, il avait interviewé pendant dix minutes Djibril Diop Mambéty qui parlait de Hyènes. Il disait que le cinéma, pour lui, c’était la grammaire de ma grand-mère, et que le cinéma devait être une manière de recréer un langage, et de ne pas dire : il était une fois, mais il sera une fois. Il cite un extrait d’un film américain, un western très très connu, avec le train qui siffle…
Moussa Sene Absa : « Le train sifflera trois fois…»
Rosa : Et il disait : Moi je rêvais que le train puisse siffler trois fois juste à côté de chez moi… Et en fait c’est le film Hyènes quelque part…
Moussa Sene Absa : Il était tout le temps fourré à Niaye Thiokers et au Plateau, il allait à Niaye Thiokers, au Plateau, à Niaye Thiokers, au Plateau, à Niaye Thiokers, au Plateau… c’était son univers.
Rosa : Un univers de transgression…
Moussa Sene Absa : Oui… Un univers de transgression, un univers de marginalité par rapport à ce que la société était. Quand tu voyais les gens fumer des pétards dans la rue ou boire leur vin dans les tripots et qu’à côté il y avait la mosquée ! C’était des univers qui étaient antinomiques, mais qui cohabitaient.
Rosa : L’autre fois vous m’avez dit des paroles, mais pour moi c’était une image hautement cinématographique. Vous avez évoqué la cohabitation des extrêmes, ce qu’aujourd’hui on considère comme des extrêmes, c’est qu’à Niaye Thiokers on pouvait voir des porcs et des moutons ensemble.
Moussa Sene Absa : Oui mais c’est parce qu’à Niaye Thiokers, ce qui était extraordinaire c’était qu’il y avait beaucoup beaucoup de Cap-Verdiens, beaucoup de gens qui étaient catholiques, qui sont venus s’installer là-bas, parce que c’était pas loin de la cathédrale, c’était pas loin des lieux de culte et effectivement tu voyais dans la même rue des cochons qui sont à côté des moutons, qui mangent la même chose, qui broutent les trucs. La dernière fois j’ai vu ça, j’ai regardé, et je me suis dit : c’est nous qui nous faisons des problèmes, mais la nature elle a réglé les problèmes de manière très simple… la nature est là, chacun n’a qu’à prendre sa place et ne pas emmerder l’autre.
Rosa : Et la question de l’éveil de la conscience politique qui s’est fait à Niaye Thiokers ? Parce que dans la recherche qu’a fait Armin, on a aussi découvert que Sékou Touré avait fait un discours à Niaye Thiokers et donc c’était un lieu du panafricanisme, de la multi culturalité, mais aussi de la conscience politique.
Moussa Sene Absa : Oui, la bourse du Travail, tout ce côté panafricain, les mouvements politiques ont commencé à se développer à partir de Niaye Thiokers qui était un bastion politique très important. À l’époque, n’oublions pas que Niaye Thiokers était très peuplé et en même temps instruit. Donc il y avait des citoyens français qui étaient conscients de leur rôle de citoyens et qui votaient beaucoup. Donc il y avait des joutes mémorables entre les Galandou, les Senghor, les Wade Ngay et toute cette classe politique d’avant l’indépendance, investissait Niaye Thiokers à la recherche de voix. Et, si je me trompe pas, je pense que Sékou Touré a vécu un peu dans ce coin-là avant les indépendances. Je ne suis pas sûr, mais il faut vérifier…