Cheick Ndiaye : Artiste

Conversation avec Rosa Spaliviero / Dakar – 24 janvier 2019

Rosa : Pour commencer : qu’est ce que t’évoque Niaye Thiokers dans le sens très ouvert et très large ?

Cheick Ndiaye : Quand j’entends Niaye Thiokers, c’est mon enfance qui revient…

Rosa : Tu allais souvent à Niaye Thiokers alors ?

Cheick Ndiaye : Non, j’y ai habité… ça me rappelle quand on jouait au foot sur la rue Armand Angrand, et que, parfois il pouvait arriver que ce soit la mosquée qui soit aussi notre terrain de jeu … Et puis, je me vois courir sur les pierres, tu vois, c’était des rues complètement… pas possibles… où il y a des coins… et nous on jouait à cache-cache dans ces coins-là. Je me demande comment on pouvait faire pour courir sur ces roches, sur ces gros cailloux-là, en fait c’est hallucinant… et puis l’autre truc c’était les odeurs du mafé quoi. Il y avait beaucoup beaucoup de Peuls de Guinée qui habitaient là… et tu arrives à midi, tu as faim, et il y a l’odeur du mafé et du thiéboudienne, c’est des baraquements et tous ces trucs, tu vois, Niaye Thiokers, c’est comme une mémoire sensorielle…

Rosa : Et donc c’était un espace où tu te sentais chez toi… Dans notre projet on a beaucoup entendu parler de Niaye Thiokers comme un espace justement plutôt difficile et plutôt dangereux… Toute cette renommée comme le lieu des brigands… et tout ça tu l’as vécu aussi ?

Cheick Ndiaye : Oui, en fait de loin, parce que quand on est enfant… je pense que c’est cette Afrique-là qui existe de moins en moins. Nous quand on était enfant, ce qui se passait c’est que chaque adulte que tu rencontrais sur ton chemin se sentait responsable. Il y a les problèmes des adultes entre eux, mais tu vois, les enfants, c’est comme les enfants de tout le monde. Ce qui fait qu’on pouvait sortir de là, aller dans la Médina, très loin, mais il y avait toujours un adulte qui nous rappelle les règles de base : Vous voulez aller où ? Vous venez d’où ? Et donc parfois quelqu’un nous faisait rentrer, quoi. Il y avait certainement une violence, il pouvait arriver qu’on entende que quelqu’un s’est fait poignarder, ou qu’il y avait eu une bagarre. On pouvait même voir des gens se bagarrer, mais comme enfants on était plutôt très protégés de cette violence-là. On savait qu’on était dans un lieu violent, on nous le rappelait, de ne pas prendre certains risques, mais comme enfant c’était vraiment un terrain de jeu… Le truc c’est que ces gars qu’on disait brigands, en fait, ils avaient un truc particulier, c’est qu’ils étaient très généreux envers les enfants. Donc on avait toujours quelqu’un qui nous filait de l’argent de poche à gauche, à droite… On savait que c’était pas des gars… c’était des dealers ou c’était des brigands de toute sorte, mais ils te filaient une pièce…

Rosa : On a aussi l’histoire de Yaadikoone, Yaadikoone qui n’était pas de Niaye Thiokers, mais qui habitait à Niaye Thiokers, et les grand-mères ou les mères racontaient souvent son histoire à leurs enfants avant de dormir. Il était aussi une sorte de brigand, mais un bon brigand qui donnait l’argent aux pauvres.

Cheick Ndiaye : En fait Yaadikoone, c’est une figure extraordinaire. Je pense qu’il n’est plus en vie, parce que ça date d’il y a longtemps… Aux dernières informations, il paraît qu’il était devenu un maître coranique ou un gars qui dirigeait une mosquée quelque part dans la banlieue de Dakar… Mais ce qui est intéressant par rapport à Yaadikoone, c’est qu’il représente la figure du brigand durant la période coloniale, et si on fait une déconstruction de l’image du gars, c’est quelqu’un qu’on pouvait nommer résistant… C’est quelqu’un qui, dans le régime colonial était estampillé… On ne voulait pas de personne comme lui, parce que s’ils en avaient dix comme ça à l’époque, c’était fini pour le système. Et ce dont je me souviens, c’est que c’est quelqu’un aussi qui avait une forme d’organisation… C’est des personnages quand ils sont dans un lieu, ils changent le lieu, c’est comme un objet d’art, tu vois : quand tu poses un objet d’art dans un lieu, il change… Et je pense que son rapport à Niaye Thiokers pouvait être comme ça. Il avait cette capacité de changer les lieux par sa présence…

Rosa : Il paraît qu’il faisait entrer des gens au cinéma gratuitement…

Cheick Ndiaye : Après Yaadikoone, il y a d’autres personnages qui ont agit comme ça… de pouvoir saisir et de pouvoir donner aux autres… Dans une relecture de cette histoire-là je pense que ce gars aurait une place dans quelque Panthéon…

Rosa : Et parmi les symboles ou les mythes de Niaye Thiokers on a aussi Leuk Daour ? Est-ce que tu avais peur de lui aussi ?

Cheick Ndiaye : Tu sais, ce qui est génial, c’est que j’ai passé un petit moment à étudier ces problématiques-là, ces figures tutélaires à Dakar. C’est très intéressant à analyser, à déconstruire, et de voir le lien que ces figures ont avec, par exemple l’urbanisme à Dakar… le truc de Leuk Daour, de Coumba Castel, en fait, c’est très intéressant, par exemple pour un enfant… quand on était gamin, les interdictions de sortir à partir du crépuscule c’était très simple : on te raconte cette histoire, tu sors pas. On te dit qu’il y a un Leuk Daour qui sort… Et, ce qui est dingue, c’est pour ça que c’est intéressant par rapport à l’urbanisme actuel, à l’occupation de l’espace dans les villes africaines, parce que ces mythologies-là qu’on racontait, ces histoires qu’on racontait, en fait avaient une efficacité réelle… par exemple la sortie de Leuk Daour ou Coumba Castel étaient toujours liée à un signal sensoriel. On te dit : « Ah, ce petit vent qui se lève… », ça veut dire que c’est Leuk Daour qui quitte ici et qui va aller rejoindre sa femme à Gorée… C’est exactement le petit vent qui se lève avant le crépuscule… quand tu connais le sens des vents, tu comprends où devaient être les rues… C’est des choses hyper intéressantes. Et je pense qu’il y a plein d’histoires comme ça dont on devrait tenir compte aujourd’hui dans une logique de penser l’Afrique. Il y a un travail comme ça à faire en Afrique : déconstruire ces mythes-là et voir ce qui est tapi derrière…

Rosa : Et alors, sur le cinéma… Est-ce que tu allais au cinéma à Niaye Thioker ?

Cheick Ndiaye : Ah oui, à Niaye Thiokers tu es à moins de 500 mètres de deux cinémas. Le Corona et El Malick. Et comme enfant, c’est magnifique. Donc tu pouvais toujours aller dans un cinéma ou l’autre… D’autres cinémas étaient pas loin, tu pouvais tout faire à pied en fait… Il y avait énormément de cinémas autour, mais El Malick et Corona étaient les plus proches…

Rosa : Est-ce que tu penses que c’est là que tu as vu les premiers films ?

Cheick Ndiaye : Oui je pense que le premier film que j’ai vu — je m’en souviendrai tout le temps — je l’ai vu à Al Akbar, le cinéma Al Akbar, parce que c’est ma grand-mère qui m’a amené là-bas. Et j’ai eu un choc… parce qu’avant de venir à Niaye Thiokers, moi j’avais vécu à Hann, je suis né à Hann, et ma grand-mère habitait à Hann et donc, elle m’a amené… je devais être très gamin parce que ce film je m’en souviens que du début… J’ai eu un choc architectural, j’ai trop aimé l’architecture… et l’autre truc c’est que j’ai trop aimé les films… Aujourd’hui je peux savoir pourquoi je m’intéresse à l’architecture et au cinéma en général… C’était ma première expérience architecturale…

Rosa : Et c’était quel film ?

Cheick Ndiaye : C’était un film de Bruce Lee et il y avait Abdou Karim Jabar, tu vois, un grand black, je devais être très très jeune, cinq ans… et je m’en souviens encore…

Rosa : Et tu allais fréquemment au cinéma ?

Cheick Ndiaye : Oui, oui, voir tous les films hindous… et après un peu avec l’âge, on pouvait aller à la séance de 18 heures… donc à l’époque, non seulement on connaissait tous les acteurs indiens, mais on pouvait même articuler quelques phrases en indien… Parce que on était à l’âge où on ne pouvait pas lire les sous-titres, et du coup, on écoutait et on essayait de comprendre. Donc jusqu’à maintenant il y a des trucs qui peuvent me revenir en hindou… Et non seulement ça, mais après, on chantait les chansons quand on sortait. Et l’autre truc intéressant, c’est que quand on sortait du cinéma, on rejouait les scènes et alors tout Niaye Thiokers devenait une sorte de décor… Quand on sortait des salles, Niaye Thiokers devenait le décor de notre cinéma à nous…

Rosa : Donc ça c’est des souvenirs plutôt d’enfance et de jeunesse on va dire… La première fois qu’on s’est rencontrés, tu as dit deux choses qui m’avaient beaucoup marquée sur Niaye Thiokers, la première c’était le mot « panafricanisme », et la deuxième le « multiculturel »… et aussi l’éveil politique autour de ça, comment tu l’as vécu ?

Cheick Ndiaye : Ce qui est intéressant c’est que j’avais plein de potes, on allait chez eux : leurs parents ne parlaient pas Wolof. Et donc quand ils parlaient à leur enfant ou à nous, puisque nous étions les enfants de tout le monde, ils nous parlaient soit Pulaar, soit saafi, soit mandingue, soit sérère… ce qui fait qu’à rester dans ce petit coin là, on devenait des multilingues… On devenait… comment on dit ça…

Rosa : Des polyglottes…

Cheick Ndiaye : À rester dans ce petit coin circonscrit, tu te rendais compte que l’autre type venait de Sierra Leone, l’autre venait de la Guinée, d’une zone spéciale de la Guinée… que l’autre c’est un Bambara, l’autre est un Poular, etc., etc. Donc en fait, il y avait toute l’Afrique de l’Ouest dans ce petit coin là. Et je pense même que ça affectait même le Wolof qu’on parlait… Il y avait un parlé Wolof qui était spécifique à Niaye Thiokers, qui était fait d’emprunts, d’autres langues… Je me rendais compte que lorsque je sortais de Niaye Thiokers, ou que j’allais ailleurs, au lycée, au collège, je parlais un Wolof qui était très spécifique de cette zone-là. Je m’en rendais compte…
L’autre truc c’est l’éveil politique : c’est évident, tu te rends compte très vite du dénuement des gens qui vivaient là. C’était vraiment… c’était pauvre. Moi quand j’allais chez des potes qui habitaient dans des baraquements, si tu étais à l’intérieur, tu étais aussi à l’extérieur quoi ! Tu voyais tous ceux qui passaient dehors. J’ai même fait une installation il y a quelques années, qui s’appelait « Une Redoute ». En fait, dans les baraquements il y avait toujours des jours entre les planches, et ça faisait entrer beaucoup d’air, et les gens prenaient « La Redoute », tu vois ce journal où on vendait des trucs par correspondance, et on les tapissait tout autour de la chambre… et ça aussi, c’est quelque chose qui m’a marqué, de cette époque-là. Tu arrivais dans ces lieux et tu pouvais passer toute une journée à passer d’une image à une autre… tout était tapissé de ça.
L’autre truc, c’est qu’il y a énormément d’artistes à Niaye Thiokers, parce que les Beaux-Arts n’étaient pas loin de là.

Rosa : Tu en as rencontré ?

Cheick Ndiaye : Oui, j’en ai rencontré… je pense même que El Hadji Sy, je l’ai vu la première fois, c’était à Niaye Thiokers… et d’autres, et d’autres… Et puis il y avait un bar super connu là-bas, je ne me souviens plus du nom, qui était sur la rue Armand Angrand… Et il y avait le Dojo National aussi, là où les gens allaient faire le karaté, le judo, etc. non, c’était pas le Dojo National, c’était un autre dojo… comment ça s’appelait ? Je me souviens même que j’allais faire le judo là-bas, après l’école… Et puis entre les films de karaté qu’on voyait au cinéma, et ce truc-là de dojo, c’était génial !
Et un autre truc : on mettait deux cailloux de part et d’autre de la rue Armand Angrand et on jouait au foot entre deux bagnoles qui passent : ça, c’était magnifique, tu vois comment tu joues au foot avec un ballon et une voiture qui passe et essayer de faire attention… Et puis tu vois ce qui est intéressant, c’est que dans cette rue-là, il y avait au début ce qu’ils appelaient « Librairie par terre », les gens vendaient des bouquins là-bas, par terre. Et carrément au bout de la rue, un peu décentrée, c’était la prison, la fameuse prison où Yaadikoone… Donc tu vois cette rue elle est extraordinaire : il y a les bouquins, et à l’autre bout, la prison… C’était hallucinant… Je me souviens qu’il y a plein de grands frères de l’époque, ou des potes qui sont devenus des profs d’université, et, malheureusement, il y a une autre partie, qui a beaucoup fréquenté la maison d’arrêt… Le décor — comme on parle de cinéma — était posé : Niaye Thiokers se trouve entre là où on vend les bouquins et la prison, dans cette zone limite entre le quartier indigène et le quartier colon de l’époque… Avec le recul, je vois que c’était un endroit très particulier, très riche… Une sorte d’hétérotopie, un truc où tu pouvais réimaginer le monde, repenser… ça m’évoque un peu ce que dit Alain Badiou, un philosophe français qui appelle « sites événementiels » des sites propices à un soulèvement, à un truc politique tu vois, à une révolution…

Rosa : On nous avait dit que Sékou Touré y avait tenu des discours politiques… Et d’ailleurs ça doit être la raison pour laquelle Abdou Diouf a déplacé l’École des Arts au Village des Arts, non ? Parce que c’était un vivier de résistances…

Cheick Ndiaye : Oui, mettre une École d’Arts à côté… tu vois, tu as la prison, la librairie, le quartier riche du Plateau, le quartier un peu pauvre de Rebeuss — qui n’était pas aussi pauvre que ça d’ailleurs — et l’École d’Arts … Et puis, pas loin, il y avait la zone qui est laissée vide en ce moment, où il y a eu l’expo de Ousmane Sow dans les années 2000, qui était face à la mer, au niveau de l’Ambassade du Japon, et de toute la fin de la corniche… Là-bas était mon collège, qui s’appelait CS Plateau avant que j’aille à Lamine Gueye, j’ai fait trois ans ou quatre ans dans ce CS-là. C’était un CS qui était à l’ancien camp Lat Dior. Et là-bas il y avait un terminus de bus aussi, il y avait les Beaux-Arts, et il y avait plein plein d’orchestres. Il y avait deux troupes de théâtre qui faisaient leurs répétitions là-bas, parce que comme c’était un ancien camp militaire, il y avait des espaces pas possibles… Il y avait des ateliers d’artistes, il y avait la troupe Troupe Diamonoy Tey qui faisait ses répétitions là-bas, il y avait l’orchestre Number One c’était le truc de ces années-là, et il y avait l’orchestre Zak, il y avait l’Orchestre National aussi… Donc tu imagines, tu es gamin, tu pouvais voir toutes les stars qui viennent au Sénégal… d’ailleurs, j’ai gardé des amitiés parmi ces musiciens-là, jusqu’à aujourd’hui…

Rosa : Tu pouvais venir les voir répéter ?

Cheick Ndiaye : C’était des grands… j’allais leur acheter des clopes, c’était des potes… c’était vraiment des potes… tu les vois à la télé et tu as une proximité avec eux… entre deux cours tu pouvais aller boire le thé chez eux… ou aller leur faire le thé… C’est hallucinant, moi j’ai grandi dans ce coin-là…
Et puis tu avais le passage de grands intellos, par exemple quand Sembene tournait Camp de Thiaroye, il y a une partie du film qui a été tournée là où se trouvaient les Beaux-Arts, et… je t’en passe… d’un seul coup je me rappelle, j’ai connu aussi Djibril Diop Mambéty là-bas…

Rosa : Quand il tournait ?

Cheick Ndiaye : Oui, quand il tournait… et Joe Ouakam je l’ai rencontré aussi là-bas… parce que c’était un environnement d’artistes, tu les voyais tous les jours, tous les artistes du Sénégal tu les voyais à Niaye Thiokers….

Rosa : Et Djibril et Joe Ouakam, je pense que c’est Moussa Sane Absa qui m’a dit ça, à un moment ils avaient fait un dossier, ils avaient tout un projet d’une autre école d’Art, une école plutôt informelle, je pense que c’est un peu la base de ce qui est devenu Agit’Art, mais c’était aussi pour sauver Niaye Thiokers. En tous cas il y avait un projet artistique solide que Abdou Diouf n’a finalement pas pris en compte, mais qui avait déjà été écrit et pensé.

Cheick Ndiaye : Abdou Diouf a liquidé tout ce qui était possible au niveau de la culture au Sénégal. C’était le liquidateur… c’est le gars qui a enterré du sable avec du sable… Abdou Diouf n’est pas une référence dans ce pays, c’est le pire Président qu’on ai eu.

Rosa : Sur la situation de Niaye Thiokers, l’autre fois, tu m’as parlé de ce vide « sanitaire », cette « zone tampon »… et que c’est justement dans cette « zone tampon » que tu pouvais faire tout ce que tu ne pouvais pas faire ailleurs. Il y avait une dynamique pour pouvoir faire les choses autrement… Niaye Thiokers, ça a été toujours une zone délaissée, tout s’est fait un peu d’une manière informelle. Il y avait le Camp Lat Dior, ça, c’était comme la base, mais il n’y a pas eu vraiment un projet si ce n’est peut-être l’École des Arts. Ça a toujours été un entre-deux. Mais une des choses qui me marque aujourd’hui et dont Piniang a parlé d’une manière très émotive, lui qui ne connaissait pas Niaye Thiokers, il a vu une vie qui n’existe plus ailleurs, une vie de communauté. Le puits ne fonctionne plus, mais il y a encore une cour… il y a toujours une forme de partage, de l’eau… des systèmes d’organisation… Mais il y a des enjeux de spéculation très très forts et donc cet endroit est abandonné pour que, finalement, il se détruise par lui-même, par l’usure. Il n’y a pas d’eau courante, puisque les tuyauteries n’ont pas été rénovées, alors qu’on est au Plateau, ce qui est quand même très absurde… Et voilà, on a senti là-bas des enjeux politiques marqués par la complexité des rapports entre la Mairie du Plateau et la commune de Niaye Thiokers… Et donc, comment est-ce que toi, tu vois le futur de Niaye Thioker ?

Cheick Ndiaye : Je sais pas… Franchement, tu vois cette zone était intéressante tant que la politique ne s’en mêlait pas… Mais quand je parle de politique, c’est plutôt des hommes politiques… C’était une zone politique par excellence, parce que les gens étaient obligés de s’organiser, de se souder ensemble, ne serait-ce que pour gérer l’eau, l’électricité… Parce que à l’époque, moi je me souviens bien, c’était quelqu’un qui avait un compteur et qui branchait tout le monde… Et il y avait une sorte d’organisation comme pouvait en rêver Marx, une sorte de communisme générique… Mais les gens n’étaient pas assez nombreux pour représenter un poids politique, ne serait-ce qu’au niveau de la commune. C’était vraiment un petit truc qui comptait pas… C’était comme ils disent : « on n’est rien, soyons tout »… Ce qui est derrière aussi, c’est que beaucoup de ces familles n’étaient pas Sénégalaises…

Rosa : Mais aujourd’hui, c’est encore comme ça : il n’y a que des étrangers à Niaye Thiokers, que des Guinéens, des…

Cheick Ndiaye : Moi je le vois, par rapport à la famille dans laquelle j’étais, on a quitté Niaye Thiokers, on a déménagé… Un de mes grands frères, a eu les moyens de nous sortir de là, et donc on a déménagé. Donc il y a énormément de gens importants qui sont passés à Niaye Thiokers, mais tu vois, il n’y a pas ce truc de retour de dire : OK, maintenant on va essayer de revenir en arrière… Niaye Thiokers c’était le lieu où on restait tant qu’on était… pauvre, tu vois… mais dès qu’on a un peu les moyens, on se sort de là…
Il y aurait des possibilités d’un autre devenir pour Niaye Thiokers, mais c’est un lieu où même les gens qui y ont vécu, ont du mal à le dire. Parce que c’était tellement mal vu et tellement pauvre que les gens quand ils sortent de là, ils n’ont plus envie de dire : « moi, j’ai vécu là ». C‘est vraiment le degré zéro de l’existence, des gens qu’on perçoit à peine sur l’échiquier politique, ils n’existent presque pas… C’était aussi le lieu où les gens pouvaient venir se retirer… les gens qui ont des difficultés de toutes sortes… quand tu veux, tu peux te retirer à Niaye Thiokers et tu peux te recréer… Pour moi, en fait, ce lieu a été son propre futur… c’est le genre de lieu dont personne ne se réclame… Moi par exemple, je dois beaucoup à Niaye Thiokers, mais c’est votre projet qui m’a rappelé que je devais quelque chose à ce lieu…

Rosa : Tu sais quand j’ai rencontré Wasis Diop à Paris et que je lui ai dit que je faisais un projet sur Niaye Thiokers, il y a eu dix secondes d’absence, et il me dit :  mais, comment est-ce que toi, tu viens me parler de Niaye Thiokers ? Je pense que j’avais même oublié ce nom-là…

Cheick Ndiaye : Voilà, c’est exactement ça ! Et pourtant, moi et beaucoup de ces gens y ont vécu des moments magnifiques. C’était un autre siècle, une autre temporalité qui s’était glissée au sein du Plateau même… En fait c’est comme une sorte de virgule comme ça, tu le prends, et hop, tu n’es plus dans le même temps que tout le monde…

Rosa : C’est ça le choc qu’à eu Piniang, qu’il a très bien exprimé, il a dit moi, ma première émotion, ça a été ce choc, c’est vraiment ça, et ça m’a beaucoup touchée, parce qu’il a parlé d’une émotion, il a pas parlé à partir de l’esprit, c’était très beau…

Cheick Ndiaye : C’est ça, voilà, c’est un lieu qui te prend. En fait, pour beaucoup, c’était repoussant très repoussant, parce que le fond de la chose, c’est qu’à Niaye Thiokers, il y avait juste une petite venelle, qui sortait de part et d’autre de deux rues et tu slalomais d’une pierre à l’autre comme ça, et hop ! C’était juste un petit truc comme ça, et tu sors là, tu reviens à la civilisation ou bien tu rentres, et hop, tu disparais… Et puis c’est vrai, il y a plein de gens qui ont vécu à Niaye Thiokers, mais il y a très peu de gens qui se sentent un devoir par rapport à ce lieu-là… ils y viennent parce qu’ils viennent d’arriver : c’est très pratique, quand tu bosses à Dakar et que tu as pas de sous…

Rosa : Mais c’est pour ça qu’il y a encore beaucoup de Guinéens, tout ça… Il paraît qu’il y a une maison qu’ils ont visitée — il ne la connaissaient pas avant cette fois-ci — il y a cent cinquante personnes qui y habitent ! C’est en face du Palais de Justice… et que c’est incroyable ! C’est une parcelle, il y a une cour, et il y a cent cinquante personnes, que des étrangers…

Cheick Ndiaye : Oui, oui… Moi j’ai rencontré un jeune, à Lyon, il me dit : « moi je suis de Niaye Thiokers », il est d’origine guinéenne… Il travaille dans une banque, tu vois, le gars a du pognon quoi… Il m’a expliqué exactement son coin, ses parents sont arrivés au Sénégal dans les années 70 ou un truc comme ça, et lui est né là-bas, il a grandi, a fait l’école, et il est devenu banquier… Et en discutant, il m’a fait savoir qu’il venait de Niaye Thiokers. Et il y en a des tonnes comme ça, tu vois, mais c’est pas bien vu de dire que je viens de Niaye Thiokers…

Rosa : Mais maintenant c’est aussi des Baol-Baol, en tous cas le chef de quartier, il ne les indique pas directement, mais il dit que tous les problèmes d’insalubrité, c’est un peu… C’est ce que Jean-Charles Tall nous disait en 2015, la première fois qu’on a parlé avec lui sur le projet il a dit : Bedou bour ken momouko… et donc, tu vas à Touba, tout est propre, tout le monde nettoie devant chez soi, mais à Niaye Thiokers…

Cheick Ndiaye : C’est le problème de Dakar en général… Il y a un petit texte que j’avais pris sur iPhone pour mon installation, et qui traite de ça… À Dakar, la communauté Lébou est une communauté très accueillante, à chaque fois qu’on t’accueillait ici, tu étais intégré… Dans les Pencs il y avait une capacité d’intégration extraordinaire… mais aujourd’hui, ils sont devenus une minorité, ils ne peuvent plus accueillir… Par exemple, à la Médina, 90 % à 80 % des gens qui arrivent là-bas ne connaissent pas l’histoire du lieu où ils sont… Et il est connu que, quand les gens connaissent l’histoire des lieux où ils vont, ils ont tendance à respecter le lieu, quel qu’il soit. Mais Dakar est plein de gens maintenant qui ne connaissent pas les histoires des différents quartiers… En fait, tu as l’impression que c’est comme une sorte de tabula rasa : avant que je vienne, il n’y avait rien… il n’y avait pas d’histoire… Et ce qui est intéressant, dans ce travail-là que vous êtes en train de faire dans ce lieu, c’est l’idée de lui restituer une histoire… parce que c’était un lieu qui de tout temps n’avait pas d’histoire, qui n’était pas censé être habité…

Rosa : Il ya l’histoire des cars rapides… les dessins ont été créés à Niaye Thiokers par des artisans de Niaye Thiokers, c’est quand même un symbole de Dakar…

Cheick Ndiaye : …et du Sénégal… Si, si, je me souviens de l’endroit où ils peignaient les cars rapides… Je ne savais pas que c’était inventé là, mais je me rappelle de l’endroit… Et aussi les valises faites de boîtes de tomates… c’était très connu dans les années 80 où chaque touriste qui venait au Sénégal rentrait avec cette valise… D’ailleurs je suis retourné à Niaye Thiokers pour commander ce truc-là… cette caisse-là qui est dans mon installation. Et je pense que je vais y retourner pour ce que je vais faire…

Rosa : Ils continuent à faire ça, mais avec des capsules…

Cheick Ndiaye : Ils continuent à faire ça, mais là c’est un truc intéressant dont on a pas assez parlé : c’était aussi un endroit très créatif, les gars ils te faisaient des trucs avec rien… Ils te faisaient des jouets avec rien du tout, par exemple les gars qui peignaient les cars rapides… Il y avait plein de trucs à l’époque… Par exemple, juste après le cinéma, il y avait un endroit où on faisait de la sérigraphie, tous les tee-shirts sortaient de cet atelier-là… Si on discute, tu vois, il y a plein de trucs qui me reviennent, parce que c’était un creuset de créativité… Il y a les gars qui faisaient les souer, mais qui étaient un peu en haut — souer ça veut dire sous-verre — c’est à dire des peintures sous-verre, et il y avait plein des gars qui faisaient ça à Niaye Thiokers, et ils allaient exposer beaucoup plus en haut sur Sandaga… Et puis, je ne te parle pas des tailleurs, qui font des sarouals et tous ces trucs, il y en avait plein à Niaye Thiokers. Il y avait toute une économie qui était greffée avec ça. Et c’était le terminus des cars rapides, et tout ça c’était hallucinant…

Rosa : Et pourquoi est-ce que tu t’intéresses à l’architecture des cinémas ? Pourquoi le cinéma et pourquoi les architectures ?

Cheick Ndiaye : Il y a des trucs qui sont liés dans mon histoire à moi, que je t’ai racontée, avec ma mère, etc. Mais ce qui me motive par rapport aux cinémas, c’est le cinéma en tant que témoin de cette histoire de l’Afrique contemporaine. Beaucoup de cinémas ont connu cette période qui va d’avant les indépendances jusqu’à maintenant et ce sont des objets témoins de tout ce qui s’est passé… On pourrait même sur certains faire des relevés météorologiques. Ils ne les entretiennent pas… L’État s’est délesté des cinémas et de beaucoup de trucs dans la culture… Et le cinéma témoigne de ça…

Rosa : Et ils ont fermé à ce moment-là ?

Cheick Ndiaye : Et beaucoup d’entre eux sont devenus des églises. On part d’une lumière laïque et on passe du culturel au cultuel… Il y avait quelque chose d’une connexion à une forme de modernité ouverte au monde qui est récupérée aujourd’hui par une pensée radicale qu’elle soit islamiste ou « Born Again » (les églises réformées)… Et puis maintenant, sur le plan architectural, ce qui m’a intéressé c’est que les cinémas étaient très bien placés sur le plan, placés dans des zones très intéressantes et c’est des zones qui intéressent forcément les commerçants et les prêtres, d’où qu’ils viennent… Par exemple il y a énormément d’écoles coraniques qui sont à côté de ces trucs-là, et d’églises et de mosquées, parce que ça se trouve dans des endroits… et aussi, après cette période-là, comme c’est bien placé, tout un tas de marchés informels, d’atelier, de trucs comme ça, ont commencé à se greffer aux cinémas.

Rosa : El Malik est devenu un centre commercial…

Cheick Ndiaye : Toutes ces choses-là ont fait que c‘est un objet qui est le paradigme de l’Afrique contemporaine, une sorte de truc délabré qui témoigne d’une époque où l’Afrique avait une prétention à une modernité… et maintenant, tu vois, c’est le secteur informel, la débrouille, etc.